Erri De Luca aurait pu se limiter à Naples. À son brouhaha et ses ruelles, à ses meurtrissures. À sa langue. Mais voilà, Erri De Luca n’est pas un romancier du terroir, pas même un romancier du territoire : il est un immense romancier des territoires. Ainsi, en 1993, il a décidé d’apprendre le yiddish. Par « entêtement », dit humblement l’humaniste, pour essayer d’insuffler un peu de vie à une langue anéantie par la Shoah. Et sans doute aussi parce qu’il a senti – à l’instar du personnage que son dernier livre fait naître, Erri De Luca semble jouir d’un toucher surdéveloppé, une capacité à discerner sur son épiderme tous les infra-mouvements du monde – ce phénomène qu’il résume en ces mots : « Le yiddish ressemble à mon napolitain, deux langues de grande foule dans des espaces étroits. » Le yiddish est donc devenu sa langue d’élection ; depuis, le romancier des tomates bien mûres figure aussi parmi les spécialistes de la Torah et de la littérature d’Europe de l’Est. Car De Luca est autant lecteur qu’écrivain : l’amour pour le Russe Isaac Babel imprègne son œuvre et cohabite avec les souvenirs d’une enfance méditerranéenne. Il en va ainsi du « Tort du Soldat », texte bicéphale à la perfection concise, dans lequel la mémoire d’un drame auquel il n’a jamais été impliqué entre en résonnance avec le patrimoine culturel, sensitif – sensuel – de son territoire.
Tout commence et tout s’achève avec l’alphabet hébraïque, appris comme un secret par Erri De Luca qui se pose en narrateur de la première partie de son texte, revenant sur sa rencontre avec la culture juive avant de témoigner d’un de ces imperceptibles évènements desquels souvent jaillissent les romans. Un soir de juillet, attablé à son auberge après une journée passée à crapahuter dans les chemins des Dolomites, Erri De Luca lit le tapuscrit des nouvelles de Bashevis Singer, dont un éditeur italien lui a proposé de réunir une sélection et d’en assurer la traduction. À la table voisine, une femme entre deux âges : un échange de regards, un demi-sourire qui pourrait aussi bien ne rien dire du tout. Quelques minutes plus tard, la femme est rejointe par un vieil homme, avec qui elle s’exprime en allemand. Le couple quitte bruyamment l’établissement au moment où Erri De Luca, submergé par la beauté du texte, prononce à haute voix le mot èmet, « vérité ». Alors s’épanouit le deuxième poumon du livre. Le roman prend le pas sur le récit, l’écrivain imagine l’histoire de ces deux Allemands – père, fille, il en a décidé ainsi. Le vieil homme sera un criminel de guerre échappé aux procès de Nuremberg et recherché par les services secrets israéliens. Parano, acariâtre, il aura décidé un jour de se pencher sur l’alphabet hébraïque pour prévoir les gestes de ceux dont il se refuse à prononcer le nom. Et la connaissance de la langue, source d’émerveillement et d’amour pour Erri De Luca, devient la justification de la haine chez le vieux nazi. Reflet inversé du romancier, le vieil homme obsédé par les chiffres traque dans les caractères hébraïques des indices cabalistiques, quand Erri De Luca voit les lettres dans les paysages, comme les éclats encore vivants d’une humanité décimée.
Narratrice de ce roman-fleuve de 45 pages, la fille sacrificielle, spectatrice non-consentante de l’obsession du père, dévorée par un feu intérieur. Et c’est là que s’opère la foudroyante magie du livre. Illustrant les considérations philologiques et les réflexions sur les différents visages de la barbarie, Erri De Luca brosse une histoire d’amour en creux, entre une petite fille de criminel nazi et un Napolitain sourd et muet, qui lui apprend à nager du bout des doigts. Et cette histoire d’amour qui connecte la première à la seconde partie et insuffle du réel dans la fiction (et vice versa), est une métaphore charnelle de l’enjeu au cœur de ce livre, et plus généralement de toute la poétique d’Erri De Luca : la rencontre avec l’Autre. Dans « Montedidio », chef-d’œuvre de poésie et d’humanité, il faisait déjà se lier un Juif rescapé des pogroms et un petit guagliò des rues de Naples. L’auteur n’a de cesse de jeter des ponts. Il sait que les messages les plus signifiants peuvent se passer de mots et avoir le goût des oursins crus, mangés dans le creux de la main sur un rocher d’Ischia.
Du yiddish, Erri De Luca dit dans son livre : « Il a été enfermé, étouffé : il a besoin d’air. Ses lettres se réaniment sous les yeux et veulent se dégourdir les jambes sur les lèvres. » On a envie d’en dire autant de ce bijou d’à peine 90 pages, qui peut se déplier à l’infini et qui devra se lire plusieurs fois.