Les Intéressants
Meg Wolitzer

Le Livre de Poche
avril 2015
744 p.  9,90 €
 
 
 
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coup de coeur

La saga de l’amitié

Fan-ta-stique ! Un vrai « page turner » qui n’oublie ni la subtilité, ni l’émotion. Des personnages que l’on a peine à quitter et une maîtrise époustouflante dans la construction. De quoi vous rendre asocial pendant quelques jours (le propos est dense) et terriblement triste au moment de refermer ce livre.

Les intéressants, c’est le nom que se sont donné les membres d’un groupe d’adolescents américains, constitué lors de leur séjour dans un camp de vacances d’été baptisé Spirit-in-the woods. Un endroit où l’on privilégie la créativité et les activités artistiques, où les jeunes peuvent laisser libre cours à leurs passions et à leurs rêves de célébrité ou d’accomplissement. Dans ce groupe, Julie, la narratrice est la seule issue d’un milieu modeste, boursière, encore éblouie d’être admise parmi ce qui lui apparaît comme l’élite. Il y a Jonah, le fils d’une célèbre chanteuse folk, Cathy qui rêve de devenir danseuse mais se bat contre un corps trop féminin, Ethan le créateur de bandes dessinées et surtout Goodman le charmeur et sa sœur Ash, la merveilleuse et parfaite Ash, futur metteur en scène de théâtre qui devient la meilleure amie de Julie. Rebaptisée Jules par le groupe, Julie voit enfin l’opportunité de sortir de sa petite vie en banlieue et de côtoyer ces New Yorkais qui semblent avoir la réussite à portée de main. La nouvelle Jules, désignée rigolote de la bande se lance dans les castings pour tenter de devenir actrice comique.

D’amours adolescentes en réussites professionnelles, de remises en question en drames personnels, de mariages en ruptures, on suit les aventures de cette petite troupe entre rire et larmes sur une quarantaine d’années et avec elles, celles de l’Amérique, de la chute de Nixon au traumatisme du 11 septembre 2001 en passant par les années sida et l’influence des crises économiques. Une tranche de vie américaine vue de la côte est, avec un regard amusé et quelque peu ironique qui fait souvent penser à celui d’un Woody Allen sur les névroses de son pays et de ses habitants.

Il y a tout dans ce livre. L’amitié, l’amour, la vie. Une incroyable compréhension et traduction des sentiments qui animent les êtres et les font avancer, avec les moyens du bord. L’auteure se joue du temps, balade son lecteur d’une époque à l’autre sans jamais le perdre, accentuant ainsi la sensation d’être face à une prodigieuse démonstration sur ce qui construit et cimente un groupe. Avec en passant une vaste et subtile interrogation sur la réussite, le bonheur et l’accomplissement de soi.

« … les rencontres que l’on fait enfant peuvent sembler idéales car on est tous égaux et on crée des liens basés uniquement sur notre affection réciproque. Mais plus tard, le fait de s’être connus durant l’enfance peut devenir la pire des choses car parfois tes amis et toi, vous n’avez plus rien à vous dire (…) s’il n’y avait pas la nostalgie du passé, ça s’arrêterait. »

Les doutes de Jules, sa crainte de ne pas être à la hauteur de cette amitié en font une narratrice touchante, parfois agaçante mais jamais ennuyeuse. Il faut parfois toute une vie pour être rassuré et s’apercevoir qu’on a fait les bons choix.

Aucune hésitation surtout, embarquez avec ces Intéressants et laissez-vous guider. Vous ne le regretterez pas !

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coup de coeur

Les amitiés talentueuses

Rares sont les romans qui peuvent se résumer dans un seul paragraphe. Et pourtant, quand on arrive à la page 218 d’un livre qui en compte 564, on sait qu’on a atteint la quintessence de ces Intéressants : « Non, pensa-t-elle ensuite, elle ne l’avait pas sous-estimé. Elle l’avait estimé au plus haut point ; simplement elle n’avait pas voulu de lui. Mais Ash, si, dans un moment d’étrangeté essentiel. En choisissant Ethan Figman, Ash s’élevait à un niveau d’existence supérieur. » Elle, c’est l’héroïne, Jules, une adolescente à la fois complexée et ambitieuse, qui vient de prendre conscience qu’elle est peut-être passée à côté de ce destin bigger than life qu’elle appelle secrètement de ses vœux, à cet âge émouvant où nous espérons tous qu’il va enfin se passer quelque chose d’énorme dans notre vie.
L’été de ses 16 ans donc, Jules rencontre dans un camp de vacances qui fait la part belle aux disciplines artistiques, cinq personnes qui vont, à des degrés divers, marquer sa vie : Ash Wolf, la délicate et son frère magnétique, Goodman, Ethan, le surdoué de l’animation qui a le béguin pour elle, Jonah, dont la mère est une légende de la musique folk et Cathy, qui va précipiter la chute de l’un d’entre eux et entraîner les deux autres filles dans un cercle vicieux de non-dits.
Pour l’heure, ces six-là sont en train de devenir amis, et pour sceller ce moment, ils se donnent un nom – Les Intéressants – qui va survivre à ce camp idyllique – sorte de futur paradis perdu -, et permettre à la modeste Jules, portée par l’amitié indéfectible d’Ash, de pénétrer un monde d’aisance et de possibilités multipliées à l’infini. L’enjeu dès lors pour Jules est double : faire honneur à ces nouvelles – et précieuses – amitiés et garder ses deux pieds dans le New York des années 1980, celui où les sans-domicile fixe n’avaient pas encore été repoussés hors de la ville.
Persuadée par Ash qu’elle a un talent comique, Jules devenue étudiante, se lance dans des cours de comédie censés répondre au double désir inconscient de satisfaire la confiance que sa riche amie a mis en elle et la haute opinion qu’elle-même voudrait avoir de son talent, mais qui la frustrent et ralentissent son passage à l’âge adulte. C’est un autre ami, au talent certain, lui, qui au détour d’une conversation lui indique la voie de la psychothérapie. « Les gens seraient heureux de parler avec toi. – Comment le sais-tu ? – Parce que je suis heureux de parler avec toi. » En trois phrases, Jules passe du moi fantasmé au moi réel, celui qui a le mérite de l’honnête et laisse advenir la connaissance de soi.
Meg Wolitzer décrit puissamment ce tiraillement entre les rêves de jeunesse et la fidélité à ce que l’on est profondément. L e passage à l’âge adulte, celui où on réalise qu’on est cerné autant par les contingences matérielles que par ses propres limites, est donc l’un des thèmes du roman ainsi que la prise de conscience que l’argent est déterminant pour atteindre ses objectifs. L’opposition entre créativité et richesse imprègne tout le livre. Si Jules, étudiante modeste, est assez vite éjectée des sphères artistiques, Ethan , futur homme de télévision au train de vie démentiel, doit son décollage immédiat à son alliance avec Ash, dont le réseau familial semble ne pas avoir de limites, et Ash à son tour, dont on ne soulignera tout au long du livre que l’intelligence et le sens du travail, jamais le talent artistique, ne devra sa carrière de metteur en scène qu’à l’aura de son mari. De même, le camp de vacances perdu dans la nature où les adolescents se rencontrent est le pendant inverse du Labyrinthe, le somptueux appartement new-yorkais des Wolf – ces gens chics, fortunés et qui enfreignent la loi – dans lequel le premier drame va se nouer et où Jules aimerait se perdre à jamais. À la page 218 cependant, elle comprend un peu tard qu’elle a préféré suivre son instinct de jeune fille et que cela la prive définitivement de son way of life idéal. La suite se chargera de nous dire s’il s’agissait d’une erreur ou pas, si on a une deuxième chance dans la vie ou non.

La particularité des amitiés longues, et comment elles façonnent notre caractère et même nos vies, est l’autre thème qui traverse tout le roman, de la rencontre à la perte. Les quatre qui survivent à un premier cataclysme n’ont de cesse de se serrer joliment les coudes : Ash parvient à supporter un secret un peu mesquin grâce au soutien inconditionnel de Jules, Jonah est exfiltré de la secte Moon par l’intervention habile et déterminée de ses plus vieux amis (un des passages les plus réussis du livre en cela qu’il montre comment l’amitié se substitue à la famille défaillante) tandis qu’Ethan dispense à parts égales, et toujours à bon escient, écoute, conseils et dizaines de milliers de dollars. Et tous sont portés par le souvenir de ce que le groupe était dans ses jeunes années – imparfait certes, mais si pur – et par la conscience présente que leur amitié, selon qu’elle leur permet de soutenir ou d’être soutenu, continue de modeler leur vie.
Malgré une dernière partie un peu trop soucieuse de boucler la boucle, le titre avait annoncé la couleur (superbe couverture de Lynn Buckley) : ces Intéressants le sont vraiment. Et la façon dont Meg Wolitzer s’attache à ses personnages, en dressant le tableau dans le temps d’une bande, sans jamais faire le sacrifice de la complexité et la singularité de chacun, l’est d’autant plus.

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