Grand reporter au quotidien « Le Monde », Annick Cojean est une journaliste tous terrains puisqu’elle signa le premier et dernier interview de la princesse Diana pour la presse écrite, en 1997. Mais aussi des reportages sur « Les mémoires de la Shoah », pour lesquels elle remporta le prix Albert Londres. En 2011, elle fut envoyée par son journal à Tripoli, pour enquêter sur la révolution lybienne. Elle en rapporta un article titré « Esclave sexuelle de Kadhafi » où elle racontait l’histoire de Soraya, 22 ans, kidnappée et séquestrée pendant cinq ans. L’idée qu’elle n’avait qu’effleuré le sujet ne la quittant pas, elle retourna dans la capitale lybienne, pour poursuivre et approfondir ses recherches. Le résultat? Un livre à la fois poignant, terrifiant et dérangeant, intitulé « Les Proies », car c’est exactement ce qu’étaient les femmes qui avaient le malheur de croiser le regard de ce chasseur sanguinaire et de lui plaire.
Rencontre avec Annick Cojean
Comment avez-vous découvert l’histoire de Soraya?
En octobre 2011, je suis partie enquêter en Lybie sur l’action des femmes pendant la Révolution. On voyait des Tunisiennes et des Egyptiennes, ardentes, participer aux débats. Mais ce n’était pas le cas en Lybie. Et mes confrères qui avaient couvert cette révolution, me confirmaient qu’ils n’avaient jamais eu accès aux épouses, aux sœurs, aux filles, tout en sachant qu’elles avaient joué un rôle fondamental. Elles avaient été l’arme secrète de la rébellion, avaient caché des rebelles, levé des fonds, pris des risques fous. Et puis j’ai découvert les viols.
De quelle manière?
Lors de cette révolution, beaucoup d’entre elles ont été violées par les kadhafistes. Le général en avait fait une arme de guerre, et il donnait l’ordre à ses soldats de violer avant de tuer. Les hommes le révélaient, un peu gênés. Car en Lybie, si une femme est violée, c’est tout l’honneur de la famille qui est bafoué. Donc, personne ne parle. A mon retour en France, j’ai rencontré une opposante à Kadhafi. Elle a décidé de m’aider, m’a permis de rencontrer les violeurs qui se trouvaient en prison. Mais je ne rencontrais toujours pas de victimes. Jusqu’au jour où on m’a présenté Soraya.
C’est par l’intermédiaire de votre contact que vous l’avez rencontrée?
Oui. Elle m’a dit, « une jeune fille a envie de parler, elle est perdue, elle a été violée par Kadhafi ». Celui-ci était toujours entouré d’une troupe de femmes soldats, sculpturales et très maquillées, les amazones comme nous les surnommions en Europe. Et nous nous posions tous des questions à leur propos, mais sans imaginer ce qui se passait vraiment.
Kadhafi a pourtant longtemps été considéré comme un dirigeant plutôt féministe
Oui, parce qu’en 1979 il a créé une académie militaire des femmes. Mais tout cela n’était que de la poudre aux yeux et plein d’universitaires français sont tombés dans le panneau. J’ai été abasourdie par le récit que m’a raconté cette jeune fille, Soraya.
Que lui est-il arrivé?
Elle avait quinze ans, et allait à l’école à Syrte, la ville de Kadhafi. Un matin, on a demandé à ces jeunes filles de bien s’habiller, car le Guide leur faisait l’honneur de sa visite. On a choisi une dizaine d’élèves pour l’accueillir. Elle se souvient encore d’avoir été tétanisée par le trac. Et puis elle a été victime de ce que l’on appelé « la touche magique ». C’est-à-dire qu’il posait sa main sur la tête de celles qu’il voulait. Le lendemain, trois femmes sont venues la chercher au salon de coiffure de sa mère et l’ont emmenée vers Kadhafi dont elle allait devenir l’esclave sexuelle pendant cinq ans. Non seulement, il l’a violée, mais il l’a forcée à fumer, à boire, à se droguer. Ces jeunes filles, il les détraquait complètement, en faisait ses objets, et ne s’adressait jamais à elles autrement qu’en les traitant de « salope » ou de « pute ».
Il disposait d’un véritable harem chez lui?
Harem installé dans le sous-sol de sa résidence de Bab el-Azizia, sur lequel régnait Mabrouka Shérif, cruelle geolière et pourvoyeuse de gibier sexuel. Là, se trouvaient celles dont il avait besoin régulièrement. Il laissait en général un peu plus de liberté aux plus âgées, dont il s’était lassé.
Pourtant, les hommes de pouvoir ont en général du succès. On les imagine séduire les femmes plutôt que les kidnapper.
Kadhafi était devenu très repoussant. Il réussissait à attirer les épouses des chefs d’Etat africains avec des bijoux somptueux et des valises pleines de dollars, mais il consommait les femmes comme une marchandise. On m’a rapporté qu’il lui en fallait quatre par jour, avec une prédilection pour les jeunes vierges, filles ou garçons.
Lorsqu’on lit le témoignage de Soraya, il est tellement terrible, qu’on se demande comment tout cela a été possible. N’avez-vous jamais douté de l’authenticité de ses propos?
Je suis journaliste, et je devrais avoir douté. Mais non, car j’avais une profonde conviction que ce qu’elle me racontait était vrai. Plusieurs de mes consœurs m’avaient confié qu’elles n’avaient dû leur salut qu’à leur présence d’esprit (elles lui disaient qu’elles avaient leurs règles). Mais, bien sûr, j’ai vérifié le témoignage de Soraya, raison pour laquelle mon livre se divise en deux parties: son récit et l’enquête.
Qui avez-vous rencontré pour cette enquête?
D’autres femmes, à qui il est arrivé la même chose. J’ai aussi pu parler avec le père de Soraya. Puis un gynécologue lybien qui vivait à Paris, m’a confirmé que Kadhafi ne se contentait pas de violer ces jeunes filles, mais qu’il les massacrait. Il n’était pas rare qu’en sortant de la chambre du Guide, elle soient directement transportées à la clinique.
Comment les trouvait-ils ces « proies »? J’imagine qu’il ne se promenait pas dans la rue comme n’importe qui?
Il avait sa clique, qui rabattait et démarchait en Lybie, au Sénégal, au Mali, au Niger. Mais aussi en France. Mabrouka allait dans des bars des Champs-Elysées, et proposait à des jeunes femmes un week-end à Tripoli en échange d’une grosse rémunération. Mais Kadhafi lui-même visitait aussi des écoles, il s’imposait dans des mariages, débarquait dans des petits villages où il lui arrivait d’entrer dans des maisons. Personne n’était à l’abri. Les pères étaient terrorisés pour leurs filles et ceux qui le pouvaient les envoyaient étudier à l’étranger. Cette activité lui prenait beaucoup de temps, c’était une obsession de chaque instant.
Comment avez-vous gagné la confiance de Soraya?
J’ai passé deux mois avec elle. Tous les soirs, nous parlions, elle se sentait à la fois soulagée et effrayée. Mais, très en colère, elle voulait absolument témoigner. Elle ne supporte pas cette omerta. Toute sa famille la renie, en imaginant ce qui s’est passé. Aujourd’hui, certains pensent même qu’elle appartenait à la clique de Kadhafi et qu’elle a profité de ses largesses, alors qu’elle en est une victime. Elle aurait voulu pouvoir l’affronter dans un procès.
Est-ce que les Lybiens vont avoir accès à votre livre?
Il est en train d’être traduit en arabe. Je pense qu’il va provoquer un choc énorme, des débats, des controverses. On va s’arranger pour qu’il soit le plus disponible possible sur les réseaux sociaux. Il y aura la réticence des familles, qui auront peur de l’opprobre… En quarante-deux ans de pouvoir, il a eu le temps de violer des milliers de femmes.
Tout ce que vous racontez dans ce livre est terrible, glauque. Comment se sent-on une fois la dernière ligne écrite?
Contrairement à ce qui s’est passé pour mes ouvrages précédents, j’appréhende la sortie de celui-ci. Je mesure ce que cela représente pour les jeunes filles et les femmes qui se trouvent là-bas, et pour Soraya en particulier. Je sais le danger qu’elles courent. Quelle vie vont-elles avoir, quelle pression vont-elles subir? On va leur reprocher d’affabuler… Alors, pour répondre à votre question, et même si je fais un métier formidable, je n’ai pas été très heureuse en écrivant ce livre. C’était un travail solitaire, dont je ne pouvais parler à personne. J’ai mené beaucoup d’entretiens où tout le monde pleurait, la femme interviewée, la traductrice, moi…
Que pensez-vous que les femmes lybiennes vont devenir?
Le pays est encore cahotique, mais il y a des lueurs d’espoir pour elles. On part de très loin, mais de vrais réseaux de solidarité sont en train de se tisser.