Septembre, octobre, novembre, décembre… Les mois s’égrènent à Louveplaine, ville imaginaire de Seine-Saint-Denis, dans le 93. C’est ici, au milieu des barres et des tours en béton que débarque Nour, une jeune Algérienne. Depuis trois ans, elle attendait de rejoindre son époux en France. Séparés, ils vivaient leur relation à distance. Hassan revenait tous les étés en Algérie, lui promettant, à elle et sa fille, une vie tranquille dans un appartement de banlieue. Il est reparti, une énième fois, mais n’a bientôt plus donné de nouvelles. Désemparée, Nour atterrit sur le sol français, avec pour seul espoir, une clé, celle de l’appartement d’Hassan. Mais rien de ce qu’elle avait imaginé jusqu’alors n’est conforme à la réalité. Au quinzième étage d’une tour HLM- la tour Triolet- elle ouvre sur un logement quasiment vide. Hassan a disparu. La vérité s’impose déjà d’elle-même : il lui faut, à tout prix et au péril de sa vie, le retrouver.
Peu à peu, Nour apprend à survivre, à s’adapter à cette ville inhospitalière et inquiétante. Elle découvre la vie cachée d’Hassan, son trafic, son quotidien déréglé. Les saisons se succèdent, au rythme de ses rencontres – Sonny, un adolescent paumé, Soufia, une infirmière de nuit, qui trime une semaine sur deux pour élever ses enfants-, au bruit des voitures, à la puanteur, au dégoût. Petit à petit, Nour recommence à vivre, sans lui. Mais le souvenir d’Hassan est toujours là, comme une petite voix entêtante et vivace, un feu de forêt qui ne veut pas s’éteindre. Tous le connaissaient mais tous ignorent où il se cache, lui le chef de bande, le trafiquant. Sonny sait quelque chose, la jeune femme en est sûre. Mais quoi ? Tantôt amical tantôt menaçant, elle hésite toujours entre le tuer ou le réconforter. Il est son unique chance, son minuscule indice, le dernier chemin vers Hassan.
Peu à peu, donc, Nour recommence à vivre. À mesure que s’écoulent les heures dans Louveplaine, son regard sur la banlieue se fait plus indulgent. Et c’est bien ce à quoi aspire Cloé Korman : à ce que le lecteur rende ce lieu, au départ écoeurant, finalement vivable. C’est un monde qui s’observe et qui s’épie. Ici la mort côtoie la vie, mais avec détachement, et on devient dingue à force de chercher la faille. Si la violence est partout -dans les halls d’immeubles, les cages d’escaliers et les caves infectes où l’on fait combattre des chiens enragés jusqu’à la mort- l’auteure parvient à diriger le récit vers un avenir plus lumineux peut-être, en tout cas moins sombre. Elle pose un regard tendre sur des lycéens qui font le mur ou bien l’école buissonnière. Elle tente une percée, un mince rayon de soleil sur du béton armé.
Car comment décrire le 93, hyper médiatisé, où l’on a déjà enquêté, interrogé, parfois même vécu, partagé ? L’auteure ne veut pas d’un documentaire, ni d’un récit de faits, mis bout à bout dans l’espoir d’y déceler une vérité, si fragile soit-elle. Cloé Korman choisit de raconter la banlieue, de dire ce qui n’est déjà plus audible à peine passé la barrière du périph’, où les immeubles sont des « supérettes clandestines pour jeunes empereurs qui stockent la résine au kilo et te la revendent en petits sachets Ziploc de congélation ». Et c’est là toute la nuance. Son combat, c’est le cliché de la langue, l’a priori du lieu. C’est la guerre contre les médias qui tentent, en vain, une approche presque sociologique de la cité. Il y a quelque chose de poétique dans ses mots, et dans son écriture, une originalité presque inégalable, quand ses phrases enflent comme le grondement sourd de la « zone ». Elle fait de la banlieue une formidable entreprise fictive, un roman extrêmement dense, et c’est bien là le tour de force : rendre un lieu bien réel en lui prêtant des récits fabriqués. Elle nous fait prendre conscience d’une chose : que l’Histoire se raconte encore mieux avec des histoires.