Cinq comme les cinq doigts de la main. Cinq comme cinq amis inséparables, formant les cinq côtés d’un pentagone parfait. Ômi était « Bleu », Akamatsu était « Rouge », Kurono était « Noire » et Shirane était « Blanche ». Tous devaient leur surnom à une particularité atypique : chacun ayant une « couleur » dans son patronyme, tous sauf Tsukuru qui ne signifiait rien d’autre que « faire construire ». Lui était donc l’incolore. Est-ce la raison pour laquelle les autres lui signifièrent abruptement lors des vacances d’été, au cours de sa deuxième année d’université, qu’ils ne désiraient plus jamais le fréquenter ni lui parler ? Ce jour-là , la vie de Tsukuru Tazaki s’est brutalement arrêtée. En perdant ses quatre couleurs dont il était devenu inséparable, le jeune homme heureux, indolent et équilibré a trébuché sur un caillou, le faisant tomber dans un abîme sans fond. Une partie de lui est morte, et surtout, il n’a plus jamais retrouvé d’« endroit où revenir, de lieu intime, harmonieux, sans perturbation ». Après sa mise à l’index, vécue comme une injustice magistrale et inconsolable, l’étudiant peut donner le change à l’extérieur, mais se retrouve vide à l’intérieur. Eteint.
Seize ans plus tard, Tsukuru devenu architecte, rencontre Sara, une femme différente de toutes celles qu’il a connues auparavant, avec qui pour la première fois depuis sa rupture avec les 4, il aimerait vivre une histoire pleine, entière et lui dessiner un futur. Sara lui fait comprendre qu’une telle relation fondée sur l’honnêteté ne peut s’envisager s’il n’a pas totalement déblayé son passé. La blessure, toujours à vif, ne se refermera que si Tsukuru peut comprendre pourquoi ses anciens amis l’ont rejeté de cette façon. Fortifié par cet amour naissant, rendu à lui-même et conscient de sa chance, il part à la recherche de ses anciens frères et sœurs de cœur. Une enquête minutieuse en forme de pèlerinage débute alors sous la plume précise, limpide, méthodique et, cependant, toujours trempée à l’onirisme, d’Haruki Murakami.
Quiconque l’a découvert au cours d’une nouvelle, d’un roman, ou de sa trilogie fantastique « 1Q84 », n’a pu être que charmé, subjugué, ému ou retourné par sa manière de plonger au fond des êtres pour en décrypter les battements de cÅ“ur, et les frôlements d’ailes des âmes en mouvement. Impossible de ne pas être touché par la délicatesse de Murakami : sa petite musique, on l’aime ou elle nous gêne, mais il est difficile de ne pas l’entendre. La lenteur fait partie intégrante du processus. L’âme humaine se décode avec méthode, non sans une certaine mise en route qui peut paraître parfois fastidieuse ou longue. Il n’en est rien. La science de Murakami ne laisse pas de place au hasard. En marathonien averti, il sait qu’à partir trop vite, le coureur ne finira pas son épreuve. Une bonne course est une course maîtrisée où la tempérance se mue en force.
Cette fois, la petite musique qui sert de refrain à l’écrivain japonais est un mouvement de Franz Liszt, « Le Mal du pays ». La mélancolie traduite par le compositeur reflète évidemment celle du héros, Tsukuru Tazaki. S’il est l’incolore, il est surtout le délaissé, le bouc émissaire, l’allégé croit-il, au milieu d’un groupe où les autres affichaient une personnalité et des couleurs humaines plus éclatantes, plus faciles à identifier. Faux, écrit Murakami. Méfions-nous des apparences et sachons regarder plus loin, derrière les faux-semblants et le miroir flatteur et trop évident que chacun se tend. La sensation d’harmonie ressentie par les cinq amis était-elle un leurre dès l’origine ou a-t-elle réellement existé un temps ? En menant son enquête, Tsukuru découvrira ce qu’il n’a pas su ou pas voulu voir lorsqu’il était encore protégé, à l’intérieur de son cocon amical. Murakami parle des thèmes qui lui sont chers, le passage de l’adolescence à l’âge adulte, les mondes parallèles qui se côtoient, le trouble qui émane d’une relation intense, qu’elle soit amour ou amitié, la recherche de l’origine du mal. Avec Tsukuru, il compose le portrait d’un homme complexe, moins lisse qu’il n’y paraît et en pleine mutation, prêt à conquérir sa liberté et son bonheur, même si cette libération a un certain prix.
35 ans après sa première publication, l’auteur des « Chroniques de l’oiseau à ressort », enchante toujours. Par sa fouille minutieuse des états d’âme et des cÅ“urs, il s’impose définitivement comme le Stefan Zweig du 21e siècle.