Ouvrir un roman de Philippe Djian, c’est avoir l’agréable sensation de retrouver un cher et vieil ami. De ceux qu’on ne voit pas tous les jours mais qu’on aime depuis des années. Il arrive sans prévenir en fin de soirée, on l’installe confortablement dans un fauteuil, on lui sert un alcool fort, on s’assoit en face de lui et voilà : il va nous déballer ses histoires. Et on sait d’avance qu’on peut l’écouter toute la nuit.
C’est exactement l’impression qui se dégage de « Love song ». Daniel, le narrateur, est un musicien d’une cinquantaine d’années. Toujours adulé par ses fans et suivi par les paparazzis, c’est une rock-star qui côtoie Brad Pitt, claque du fric, parcourt le monde pour donner des concerts devant des foules en délire. Mais voilà que sa maison de disques, récemment rachetée par des requins, lui réclame des chansons plus gaies que ce qu’il fait d’habitude. La direction veut augmenter les ventes et là, il n’y a plus d’états d’âme pour une idole sympathique mais sur le retour, considérée comme un vestige de l’ancien monde. Sauf que Daniel, en pleine déprime, englué dans toutes sortes de tracasseries, n’a pas une tête à faire du commercial.
Rachel, sa femme depuis vingt ans, vient de réintégrer le domicile conjugal, huit mois après s’être fait la belle avec un amant, un de ses musiciens en plus -suprême insulte. Et Rachel est enceinte, alors qu’avec Daniel elle n’y était jamais parvenue. Daniel doit aussi s’occuper de son beau-frère qui devient tétraplégique et le supplie de l’abattre, ainsi que d’une copine toxico qu’il tente de sortir de sa dépendance. Il va en outre découvrir qu’un ami de trente ans le trahit depuis très longtemps. Ce qui fait beaucoup pour un seul homme.
Le lecteur s’enfonce dans cette histoire, emporté par les pages et les coups de gueule de Daniel, sautant d’une scène à l’autre au fil d’un livre construit comme un épisode de série télé.
On retrouve ici le goût de Philippe Djian pour des expérimentations formelles qui doivent l’amuser, rythme effréné, montage au cutter et phrases à l’arrache. Cette fois-ci, on a droit à une suppression drastique des points d’interrogation et d’exclamation, c’est nouveau, ça dérange, il adore. On retrouve aussi son univers, ses thématiques, ses dialogues improbables et, en toile de fond, le monde qui se transforme et qu’on ne reconnait plus, la nostalgie des jeunes années, le temps qui passe et les erreurs qu’on ne peut plus corriger, alors que les personnages, désespérés mais debout, tentent de s’offrir quand même une seconde chance. Au fil des livres, ils ont vieilli, les personnages de Djian, mais ils se posent toujours les mêmes questions.
Car parlons-en, des personnages. Daniel, ce héros ni aimable ni très héroïque au premier abord, qui se débat contre l’adversité mais surtout contre lui-même. Face à lui Rachel, la femme selon Philippe Djian, avec le mystère de sa sexualité, la femme que Daniel aime comme il la déteste, qui le manipule quand il croit la manipuler, et qu’il ne comprendra jamais tout à fait. Rachel à qui il porte un amour infini et ancien où malentendus, jalousies et rancœurs se sont accumulés. « Love song » porte ainsi le poids des années, la lutte contre l’usure du temps, au fond le vrai combat que mène Daniel. C’est également un livre sur l’amitié, qui transforme un homme anodin et pitoyable en héros de tragédie, écrasé par le devoir sacré de la parole donnée, alors que l’ombre de la mort approche.
Et oui, c’est bien Djian qui raconte.