Maudits
Joyce Carol Oates

Points
octobre 2014
805 p.  9,50 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu
coup de coeur

Péché originel.

Avec « Maudits », Joyce Carol Oates nous offre un chef-d’œuvre ; mêlant les genres avec brio, à la fois saga familiale victorienne et roman policier, roman de campus aux accents gothiques, cette fresque flamboyante sur fond de satire sociale est passionnante de bout en bout.

L’histoire se déroule entre l’hiver 1905 et le printemps 1906 : en un an, l’élite de la ville de Princeton, dans le New Jersey, est ébranlée dans ses fondements. Tout commence avec l’événement mondain de la saison qu’est le mariage d’Annabel Slade, petite-fille d’une des familles les plus vénérables de la ville, avec un lieutenant prometteur. L’événement subit un coup de théâtre dramatique ; la toute nouvelle épousée est enlevée sans résistance par un inconnu sous les yeux horrifiés de la fine fleur de la ville massée dans l’église. Une véritable intrigue se noue alors autour de l’identité du mystérieux kidnappeur. Josiah Slade, le frère d’Annabel, se lance sur les traces de l’homme au visage diabolique, et n’aura de cesse de parcourir tout le pays afin de retrouver sa sœur et de venger son honneur. Chaque chapitre apporte sa pierre à l’enquête aux multiples ramifications. En effet, la disparition de la jeune femme n’est que le premier épisode d’une série de faits terribles et mystérieux, voire surnaturels, qui viennent frapper d’autres vieilles familles princetoniennes respectables. Plus de cinquante ans après, le narrateur, un historien rescapé de ce qu’il appelle la « malédiction », va mettre au jour les ambitions politiques, la vanité et la folie qui se sont emparées des protagonistes les plus influents de la ville universitaire. Tous les personnages sont hantés à un moment par des visions insupportables, hallucinations ou mauvais sort qui déstabilisent le bon sens chrétien de cette vieille société. Le diable serait-il derrière les coupables innocents ou bien ceux-ci sont-ils mus par leurs passions intrinsèques ?
Les descendants des pionniers sont convaincus qu’ils doivent préserver la pureté du pays, mais la génération incarnée par les petits-enfants de Winslow Slade milite pour le progressisme, la prise en compte du prolétariat et des Noirs, ainsi que l’émancipation féminine. Les anciens ne peuvent plus contenir les métissages, la rencontre des ouvriers et de l’aristocratie, incarnée par celle de Josiah Slade avec l’écrivain socialiste Upton Sinclair. Cependant, les bonnes intentions sont entravées par les traditions tenaces, et la régénération n’est possible que par les compromis, ou la révision de ses idéaux au profit d’un pragmatisme qui se collette avec la réalité. En cela, Joyce Carol Oates nous gratifie de morceaux d’anthologie : le portrait d’un Jack London grossier et cynique lors d’un repas qui dégénère en bagarre, celui de Mark Twain, l’homme en blanc qui incarne un monde obsolète et corrompu qu’une partie de dames mémorable rappelant Lewis Carroll peut renverser à tout moment.

On retrouve dans « Maudits » les thèmes de prédilection de l’auteur : le mal originel dans lequel s’embourbent les esprits compromis, et la renaissance permise par le retour aux sources et la fiction. Grâce au pouvoir de celle-ci, Joyce Carol Oates sauve quelques âmes du purgatoire et transforme la boue de la société en or romanesque.

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