« Comme il serait merveilleux d’aimer une chose sans le compromis du langage », se dit Clive, l’un des deux héros du dernier livre de Jim Harrison « Nageur de rivière ». Une phrase qu’à soixante-seize ans, l’auteur culte du Montana semble s’adresser à lui même. Réflexion assez paradoxale pour un écrivain qui déclare avoir découvert sa vocation pour les lettres dès l’adolescence. Mais elle éclaire les raisons de sa quête incessante des grands espaces et de la nature. Seuls les vastes horizons peuvent lui donner une réelle liberté d’esprit, car « penser à soi était aussi fatigant que d’essayer de comprendre la théorie du chaos ». C’est à l’hiver de sa vie, alors qu’il vient de subir une très éprouvante opération du dos, que l’auteur des inoubliables « Légendes d’automne » et « Dalva » nous propose un trente-troisième ouvrage, dans la veine de ses meilleurs romans.
Dans ce livre composé de « deux textes en un », on suit dans le premier (« Au pays sans pareil ») Clive, la soixantaine, historien de l’art reconnu qui est à la recherche de son destin perdu d’artiste peintre. Vocation qu’il va retrouver à la source, alors que dans la ferme familiale du Michigan, il est venu s’occuper de sa vieille mère ornithologue à moitié aveugle. Puis, dans la seconde histoire qui donne son titre à l’ouvrage, sur les bords du lac Michigan, c’est un joli garçon idéaliste de vingt ans, Thad qui est à la croisée des chemins. Nageur chevronné depuis l’enfance, il ne résiste jamais à l’appel de l’eau et fait tout pour que son destin de « poisson-humain » ne lui échappe pas. Mais où peut bien le mener cette passion? « J’ai simplement envie de me sentir chez moi sur terre ». Pris dans la confusion des sentiments pour deux jeunes filles très riches, sous la coupe de leurs pères dominateurs, sa seule échappatoire se trouve dans ses traversées, à la nage des plus beaux fleuves, des vastes lacs et profondes rivières. Une passion singulière et pure qui pourrait le sauver, tout autant que le perdre.
C’est avec un subtil jeu de reflets comme le soleil dans l’eau froide que ces deux histoires se font écho à travers des thèmes chers à l’écrivain et dépeints tout en contrastes d’ombres et de lumières.
Si la première novella trace le parcours d’un homme au crépuscule de sa vie ayant perdu le feu sacré, la deuxième suit celui d’un jeune garçon à l’aube de la sienne, mais dont la flamme pourrait le brûler. C’est en amoureux de la poésie et de la nature que dans la première histoire, l’auteur nous berce les oreilles de jolis noms d’oiseaux (Paruline à croupion jaune, jaseur des cèdres, râle de Virginie, barge rousse, merlebleu, roselin familier, engoulevent) et dans la deuxième, d’une légende indienne (Chippewas –Ojibway -Anishinabe) avec d’étranges créatures aquatiques, réincarnations d’esprit de bébés disparus. Et enfin dans les deux, de l’éros, l’amour, les femmes. Le sexe d’âge mur pour Clive et des premiers ébats/émois avec Thad.
Pour Jim Harrison, ce sont les émotions puissantes provoquées par la nature et les arts qui permettent de percevoir l’éternité dans la banalité du présent (Caravage, Gauguin, Dostoïevski ou Mozart). Et si dans son œuvre, les thèmes de surface sont toujours les mêmes, dans « Nageur de rivière » surgit de façon plus aigüe encore un motif de fond : la mort. Quand on sait que Jim Harrison, à l’âge de vingt-cinq ans, a perdu son père et sa sœur dans un accident de voiture à cause d’un chauffard ivre, la deuxième histoire prend un relief très particulier. Et comme pour nous donner un indice très personnel, ainsi qu’Hitchcock le faisait dans ses films, apparaît dans ce livre, la figure d’un écrivain surnommé par les Indiens « Celui-qui-Va-très-loin-dans-les-Ténèbres-et-Nous-Espérons-qu’Il-Va-en-Revenir ». Vous l’avez reconnu ?
Au fil des mots, au fil de l’eau, emporté dans le courant de la vie, plonger dans l’univers sur-naturel de Jim Harrison est toujours bénéfique, tant corps et âmes ne font qu’un avec la terre. On sent qu’en vieillissant la possibilité de la mort lui devient moins inquiétante. Et rassurons-nous, contrairement à Philip Roth qui a décidé d’arrêter d’écrire, le grand ours légendaire du Montana, quoique très éprouvé par ses blessures, a déclaré: « Moi, je ne suis pas tout à fait prêt à arrêter, car je ne saurais pas quoi faire à la place ». Et comme le dit si bien un proverbe indien Anishinabe « What the people believe is true ».