Dans le paysage international du polar, le Néo-zélandais Paul Cleave donne à entendre un ton unique. Un mélange de distance, d’humour noir, de dérision qui tient à la nature même des histoires qu’il crée. Ce quadra tranquille, dont le talent s’épanouit à Christchurch mais qui adore sillonner l’Europe, a le don de se glisser dans la peau de types qui se croient sains d’esprit et se révèlent dangereusement tordus. Au fil de leur monologue intérieur, on en vient vite à douter, à suspecter des horreurs. C’est le mécanisme de ses cinq premiers romans, depuis «Un employé modèle» (2010) jusqu’à «Un prisonnier modèle» (2016). C’est encore celui de son nouvel opus, «Ne fais confiance à personne», avec davantage encore de niveaux de lecture et de fausses pistes.
D’entrée, on découvre un certain Jerry confessant un meurtre à une jeune policière qu’il trouve très sympathique. Sinon qu’il décrit un crime imaginaire, sorti d’un des polars qu’il a publiés, et que l’inspectrice est sa fille. Jerry est romancier et atteint de la maladie d’Alzheimer. Son entourage est d’autant plus inquiet qu’il s’enfuit régulièrement de l’établissement où il est placé et que des morts inexpliquées coïncident avec ses fugues.
Dans une construction virtuose jusqu’à donner le tournis, mais qu’il maîtrise parfaitement, Paul Cleave juxtapose les deux temps de sa narration. Un présent immédiat où l’histoire de Jerry semble s’écrire à mesure qu’on la lui remémore, pour s’effacer aussitôt. Un passé situé au moment où la maladie se déclarait, où son histoire s’écrivait sous ses yeux et où il a essayé de la consigner dans un «cahier de la folie», pour anticiper les effacements de sa mémoire. L’auteur y intercale des extraits du fameux cahier qui, loin de nous éclairer, rendent le mystère plus épais encore : on croit y voir tantôt une accusation, tantôt une confession.
Alors, victime ou salaud ? Le présent nous montre un Jerry pathétique, cherchant désespérément à enquêter sur lui-même, soucieux de s’innocenter, mais prêt aussi à assumer les indices de sa culpabilité. Le passé nous le montre sous un jour bien moins flatteur. D’un temps à l’autre, l’image de son entourage change aussi du tout au tout, brouillant un peu plus les pistes. C’est un des fondamentaux du polar : le personnage à deux visages. Le romancier néo-zélandais l’accompagne de l’ombre malfaisante de la maladie dont Jerry, affranchi des conventions, parle sans retenue ni tabou, comme un autre lui-même qu’il méprise.
Entre le Jerry malade d’aujourd’hui, le Jerry en bonne santé d’hier et le Jerry écrivain à cheval sur les deux, on finit par se demander, finalement, où est le «vrai». Et s’il est ou non un tueur. L’intrigue criminelle est étourdissante, mais Paul Cleave ne se contente pas d’en tenir fermement les rênes : il a visiblement réfléchi sur ce qu’il écrit et pourquoi il l’écrit. Doublé de ce jeu subtil sur l’inspiration, «Ne fais confiance à personne» est à coup sûr son livre le plus abouti.