De la fin du XIXème siècle et jusque 1968, Sophie Chauveau s’applique à retracer le destin de sa famille sur quatre générations, qui a vécu de plein fouet l’incroyable saga du charbon. « L’or noir », merveilleux combustible pour tout un peuple, est ici involontairement responsable du gouffre qui sépare deux mondes : celui d’en bas, travaillant à la mine, et celui d’en haut, les riches. Surnommés par l’auteure le « côté Proust », les mondains, qui tiennent les houillères et fréquentent les salons, face au « côté Simenon », ces petites gens, miséreux qui descendent au fond du trou. Deux mondes qui ne se côtoient pas mais finiront par s’unir.
Dans un style impeccablement maîtrisé, l’auteure bluffe par sa faculté d’analyse et ses brillantes descriptions. Rien d’étonnant, d’ailleurs, à ce que l’on y retrouve un peu de « Germinal », puisqu’elle l’a méthodiquement lu. Ses ancêtres, façonnés, transformés en figures romanesques, l’ont complètement inspirée. Il y a d’abord Hyppolite, le gérant des houillères, absent du foyer familial, adorateur de sa fille, Micheline, exigeante et séductrice, à la rage de vivre et à qui l’on ne refuse rien. Il y a aussi Max le frère terrible et égocentrique, Emile, le petit pauvre, éduqué chez les riches, l’époux timide et maladroit, et encore Marcel, l’amant juif. Et enfin Nadine, la bâtarde, celle qui n’a pas le droit d’être là, la mal aimée, pas désirée… La mère de Sophie. Mais ma préférence va aux filles Larivière, ces femmes libres, indépendantes, aux goûts d’avant-garde, issues de la branche pauvre, trimant à mort pour obtenir leur indépendance. Conscientes de reproduire le schéma familial tant haï, certaines n’auront même pas d’enfants.
Tantôt côté Proust, tantôt Simenon, issue de deux lignées que tout oppose, Sophie Chauveau crève le silence. Elle raconte les adultères, les avortements illégaux, décrit les égarements, les jalousies, les colères. Tout ce qui peut déchirer une famille, tout ce qui pousse à renier ses origines. Aucune joie dans ces pages, que du labeur, que de la peine et du ressentiment, et ce désir furieux de protéger les plus jeunes. La famille de l’auteure connaîtra les deux guerres, les bombardements, les privations, et puis, une faible lueur : l’amélioration de la condition de vie des mineurs, presque immédiatement balayée par l’irrévocable écroulement du charbon.
Bien connue pour ses biographies, c’est la première fois que Sophie Chauveau raconte sa propre famille. Mais peu importe la part de fiction ou de réalité, on ne cherche pas ici à démêler le faux du vrai. Il y a « des cadavres dans tous les placards », et elle a eu envie de les ouvrir, se lançant, corps et âme, dans cette titanesque entreprise, dépoussiérant le passé pour inscrire son histoire dans l’Histoire. Et c’est tout simplement passionnant.