Reykjavik n’est pas la capitale la plus lumineuse au monde. Qu’il ait pu y exister un quartier des Ombres, au tournant des années 1940, résume combien cette partie-là de la ville pouvait être déshéritée. De cet assemblage de taudis et de bars à soldats, refuge de laissés-pour compte et de commerces illicites, Arnaldur Indridason a fait le centre de gravité d’une saga policière concentrant tous ses thèmes fétiches.
En réunissant dans sa trilogie des Ombres un policier du cru et un soldat canadien fils d’Islandais, le romancier soumet sa terre natale à deux regards croisés auxquels rien ne peut échapper. Chacun ouvre les yeux de l’autre sur les conflits de valeurs qui déchirent l’île, poids de traditions rétrogrades contre désir d’une modernité importée, besoins de protection contre envie d’indépendance, attachement à une culture millénaire contre ouverture sur un monde en ébullition.
Dans cet épisode final, après les attachants « Dans l’ombre » et « La femme de l’Ombre », l’auteur y superpose un troisième regard, contemporain celui-là. Celui d’un policier à la retraite, rival en bougonnerie de son célèbre Erlendur. Intrigué par la mort suspecte d’un vieillard discret, l’ex-inspecteur Konrad découvre la véritable identité de la victime et met au jour une vieille affaire de meurtre que Flovent et Thorson, en leur temps, n’avaient pas résolue. Prétexte, pour lui, à une douloureuse introspection.
Le récit en flashbacks entremêle la progression des deux enquêtes à soixante ans d’écart. La froideur du policier d’aujourd’hui, sans illusion sur son pays ni ses semblables, met en relief la candeur idéaliste du duo d’enquêteurs dont il suit la trace. Sa propre quête de vérité, forte de moyens et d’une liberté qui leur ont fait défaut, se teinte de nostalgie à mesure qu’émergent des bribes de sa propre enfance dans ce maudit quartier des Ombres.
Au gré d’une construction virtuose, Arnaldur Indridason fait se répondre les deux époques jusqu’au vertige, à mesure que les faits et les témoins du passé resurgissent au présent. Comme il n’a rien d’un moraliste, les belles personnes n’ont pas toujours le dernier mot. Des vies prometteuses s’éteignent, des existences s’égarent, des rencontres n’aboutissent jamais. En dépit de son fort parfum de mélancolie, la saga de Flovent et Thorson, héros fragiles dont l’auteur n’oublie pas de révéler la part d’ombre, nous laisse totalement sous le charme.