Ceux qui n’ont pas encore lu les polars de Philip Kerr ne mesurent pas leur chance. Son héros récurrent Bernie Gunther, redécouvert récemment avec la parution de « La Trilogie Berlinoise » dans le Livre de Poche, c’est Humphrey Bogart jouant Philip Marlowe, un type drôle, cynique, désabusé, parfois désespéré, amateur d’alcools forts et de jolies filles. Mais les méchants contre lesquels se bat ce flic berlinois de la Kripo, qui devient détective privé dans certains épisodes, sont la plupart du temps les nazis, qu’il déteste, et contre lesquels il ne mâche pas ses mots. Gunther est souvent obligé d’obéir pour sauver sa peau. Sa ligne de conduite est toujours au fil du rasoir, mais même s’il est loin d’être un saint, il ne franchit jamais la limite qui le mettrait dans le camp des salauds.
Et c’est là tout le génie de Philip Kerr, l’Ecossais d’Edimbourg, qui, livre après livre, nous convie à une plongée dans les ténèbres de l’Histoire en racontant par le menu la vie quotidenne sous le III Reich. Il croque les SS, la Gestapo, les militaires, les maquereaux, les prostituées, les flics, les mouchards, les trafiquants, les espionnes, les hôteliers, les serveuses, avec une précision scrupuleuse de détails et de faits réels, piochés dans ses minutieuses recherches. Il balance Gunther dans des enquêtes impossibles qui ont pour arrière plan la montée du nazisme, la Nuit de cristal, ou après la guerre, la fuite des « vieux camarades » en Argentine, sans jamais nous faire ressentir d’empathie pour les monstres qu’il décrit. Sans jamais qu’il y ait non plus la moindre ambiguïté ni le moindre mauvais goût.
Dans « Prague Fatale » , le huitième volume de ses aventures, Bernie Gunther, se retrouve dans le château de Hradcany à Prague où Reinhard Heydrich, criminel nazi d’envergure et nouveau Obergruppenführer de Bohème-Moravie l’a convoqué pour assurer sa protection. Gunther ne le supporte pas mais on ne peut pas dire non à un gradé si puissant.
Jouant magistralement avec les codes du polar, c’est à une enquête agathachristienne que Kerr nous convie, un huis-clos où un assistant d’Heydrich est retrouvé mort dans sa chambre, la porte verrouillée de l’intérieur. Mais on ne raconte pas une enquête de Bernie Gunther. On la dévore, on la savoure et on en redemande encore.