Un auteur qui se glisse dans la peau d’un tueur en série, d’un gangster ou de tout autre psychopathe, c’est banal au rayon policier. Cela donne parfois des chefs-d’oeuvre, comme « Un tueur sur la route » de James Ellroy ou « Hannibal » de Thomas Harris. L’Américaine Alissa Nutting, elle, a eu l’idée d’écrire à la première personne l’histoire d’une jeune femme de son âge, enseignante comme elle, attirée par des garçons de 14 ans. Non pour les assassiner, mais pour en faire ses amants, le temps de quelques mois, avant de les rejeter. Son roman noir « Prédatrice » a scandalisé certains critiques à sa sortie aux Etats-Unis, il y a un an. Et peut-être choquera-t-il aussi chez nous …
Du haut des ses 26 ans, avec ses traits angéliques, son immense regard clair et son sourire à fossettes, la jolie Alissa démontre une audace et une assurance rares. Son héroïne, la belle Celeste Price, admirée pour son aisance et enviée pour sa réussite extérieure, se révèle totalement dépourvue d’empathie et de scrupules. Elle drogue son mari pour se refuser à lui, fait tourner en bourrique le père de sa proie, manipule une collègue en perdition pour jouer les bonnes samaritaines, et use de son autorité pour conquérir le jeune Jack, en quelques jours, dès la rentrée. L’auteur décortique chaque pulsion qui la pousse à l’acte, chaque stratagème développé pour parvenir à ses fins (le plus souvent et le plus longtemps possible) et, surtout, chacune des sensations intimes que lui procurent les étreintes du garçon.
Cet abîme de perversion est d’autant plus vertigineux qu’Alissa Nutting a su le rendre cohérent et crédible. Il est vrai qu’elle s’est inspirée d’une histoire vraie. Mais ce réalisme tient surtout à son style, enlevé et imagé. Minutieuse, sa description des pratiques sexuelles que la « Prédatrice »enseigne à son partenaire mineur en fera même fuir quelques-uns. Mais il faut lui reconnaître un sens du décalage et de l’humour qui apporte aux moments les plus scabreux la distance voulue. Ni érotisme chichiteux, ni pornographie gratuite, l’auteur ose un ton de badinage qui sied à l’amoralité de son personnage. Les scènes intimes ne s’intègrent que mieux au propos du livre : une fuite en avant dans le crime, aussi insouciante qu’irrépressible.
En cela, la chance du roman est d’être publié dans l’univers du polar : le public s’y montre assez tolérant quand un auteur se contorsionne pour mettre en scène le Mal. Parachuté en littérature générale, peut-être aurait-il risqué
une descente en flammes. Ici, calée sur les codes d’un thriller psychologique bien huilé – jusqu’où ira-t-elle avant de se faire prendre ? – la « Prédatrice » nous offre le frisson de l’interdit à triple dose.