Hélène, une femme d’une cinquantaine d’années, fut une romancière prometteuse, encensée par la critique, lauréate du prix Femina. Quelques décennies plus tard, ses livres se vendent toujours très bien, même s’ils déçoivent les amateurs de la première heure. Elle se montre moins exigeante, a fait des concessions, s’est mise à boire un peu trop, comme si sa vie lui échappait… Le récit de Sylvie Le Bihan se déroule durant une nuit, celle qui précède le procès qui va obliger son héroïne à se confronter à son passé. Dans l’impossibilité de dormir, celle-ci écrit une longue lettre à un homme plus jeune qu’elle et avec lequel elle a vécu une brève mais intense aventure. Elle lui raconte le viol qu’elle a subi trente ans plus tôt. Demain, la lumière devrait se faire sur ce qui s’est passé, l’obligeant à se souvenir de cette agression qu’elle a mis toutes son énergie à oublier. Ce n’est pas un récit autobiographique, mais bien un roman que signe Sylvie le Bihan aujourd’hui. Si elle s’est inspirée d’un drame qui lui est arrivé (elle fut violée par trois inconnus à dix-huit ans), tout le reste est imaginaire. Conçu un peu comme un polar, avec un suspense et un rebondissement de dernière heure, elle signe un livre que l’on ne peut pas lâcher. Car en dehors de l’intrigue drôlement bien troussée, elle brosse un portrait plein de finesse de son héroïne… C’est probablement dans les sentiments que son livre est le plus autobiographique. Raison pour laquelle il sonne si juste.
Ce livre, je ne voulais pas le lire. Sur le viol, tant de choses ont été dites. Mais j’étais attirée comme un aimant par les critiques dithyrambiques, par la personnalité aussi de l’auteure.
Dans mon lit un soir, sur ma liseuse, j’ai lu un extrait. J’ai été happée, instantanément. J’ai passé quelques heures de ma nuit sur ce roman.
Les autres heures, avant le jour, je les ai passées à y penser, en me tortillant une mèche de cheveux.
Tant de talent, est-ce possible ?
Sur le viol, tout n’avait pas été dit. Sylvie Le Bihan n’y avait pas mis sa patte, n’avait pas retourné le sujet comme un gant qu’on jette à la face du mal.
J’imagine assez bien qu’il lui fallait cette distanciation, créer Hélène, écrivain à succès, pour être la voix de l’indicible.
Mon coeur flanche toujours pour un style. Le sien, celui de l’auteure, je ne le connaissais pas. J’y suis entrée cash, à travers un angle cinématographique, cru, masculin presque et tout à fait inédit.
Il y a la juste distance qu’il faut aux mots de l’horreur pour s’exprimer à travers une lettre.
Parce que ces choses-là ne peuvent être dites avec la bouche. Il faut les doigts, qui courent sur le papier, dans l’urgence sur une histoire d’amour déclinée, il faut un réceptacle qui restera muet, qui ne pourra que lire et s’incliner.
Il faut une victime, une autre, qui restera les bras ballants et le coeur déchiré en lisant la déclaration d’amour ultime à un amour qui ne peut exister.
Et muette, je l’ai été.
Je n’en ai dit qu’une chose, juste après : le contre-coup du coup de la secousse.
Ce livre, c’est ça.
Un 14 juillet, quelque part, une jeune fille a été ruinée. Il me sera impossible, désormais, de ne pas penser à elle le 14 juillet.
Tout a été dit sur ce roman, mais moi, là, je remercie Sylvie Le Bihan.
La mémoire dégoupillée, en sommeil, ne laisse en vie qu’un être de surface. Le corps n’a plus d’importance, il est objet.
En créant ce magnifique objet-livre, le corps massacré revient à la surface. Il n’est plus objet, il est vivant, il est sublime, aimant, et il parle. Il peut exister, elle en est la preuve.
« La barbarie a toujours des traits humains, c’est ce qui la rend inhumaine. » H. Mankell
Lorsque je commence un livre, j’évite de lire la quatrième de couverture, le contenu des critiques (je ne lis que la fin pour savoir si le livre a été apprécié ou non) et ne veux rien savoir de l’auteur. Suspense total.
Alors, pour ce livre, évidemment, ce qui m’a frappée, c’est la justesse des sentiments, l’expression d’une profonde et réelle souffrance : j’ai tout de suite pensé que tout cela était du vécu, que je lisais le témoignage d’une femme violée.
Hélène Duteuil, la narratrice, enfermée dans une chambre d’hôtel près du Palais de Justice de Grenoble est appelée à comparaître.
Le 14 juillet 1984, alors qu’elle était monitrice dans un camp de vacances pour adolescents, elle a vécu le pire : une destruction totale, absolue, complète, un acte dont personne ne se remet même avec le temps, une annulation de soi-même : un viol.
Mais, au lieu d’en parler, de peur d’être considérée à vie comme une victime, de crainte de devoir raconter sans cesse cette histoire terrible et de la revivre à travers les mots, elle s’est tue : « L’oubli est une stratégie de survie, un processus sélectif et dynamique, un choix imposé d’obscurité sur une partie de sa mémoire, suivi du mensonge qui pose les bases d’une autre réalité, plus facile à digérer. J’ai passé ma vie à tout contrôler pour éviter le raz de marée, à mettre en place une histoire instinctive et chaotique, à inventer le quotidien de ma prison en créant un personnage de « survivante » qui impose silence et respect, mais aujourd’hui ça m’explose à la gueule. », « Maintenant que tout a resurgi, je peux affirmer que la mémoire est un champ de bataille. L’oubli est un meurtre et, qu’il soit conscient ou inconscient, il fait toujours des dégâts. »
Hélène a maintenant 47 ans, elle est une femme écrivain renommée et, lors d’un salon littéraire, elle a rencontré Léo, jeune romancier, qu’elle doit retrouver à Paris. Elle sait que Léo vit en couple et Hélène préfère s’effacer. Pourtant, celle qui ne s’attache à rien ni à personne semble éprouver des sentiments sincères. Pour une fois. Elle lui écrit une très longue lettre pour lui expliquer qui elle est et ce qu’elle a vécu.
Alors, elle raconte la douleur qui a refait surface à l’occasion de ce procès : « j’ignorais que ma douleur n’avait jamais été digérée et que, à mon insu, elle ne faisait que suivre au ralenti la trajectoire d’une balle qui transperce le corps, jusqu’à la sortie. » La jeune femme a vécu ce que l’on appelle « un refoulement », « un processus actif qui maintient hors de la conscience les représentations inacceptables ». « Le cerveau met les souvenirs « de côté » en créant une amnésie dissociative : je m’étais retirée de l’équation en me dissociant de l’acte que j’avais subi. » On pense avoir presque oublié alors que tout reste dans un recoin du cerveau prêt à exploser. Une vraie bombe à retardement. Les mots de la narratrice sont forts et m’ont bouleversée. Je comprenais que l’auteur avait vécu tout cela, certains mots ne trompent pas.
Et pourtant, Qu’il emporte mon secret est un roman comme l’indique la page de couverture. Effectivement, c’est un livre construit comme un thriller, qui tient son lecteur en haleine et dont la révélation finale m’a fait douter de ce que j’avais cru comprendre auparavant. J’ai dû faire marche arrière pour relire certains passages … je n’en dis pas plus, évidemment…
Finalement, ce que nous dit cette œuvre, c’est qu’à la destruction de soi commise par le viol s’ajoute la destruction de soi perpétrée par le silence, le non-dit : même si c’est dur, même si, sur le moment, on a l’impression que l’on va y rester, mieux vaut parler, s’exprimer pour faire sortir de soi ce qui ronge et tue lentement.
Une œuvre forte : les mots sont justes, précis, ils disent enfin ce qui est resté caché, enseveli au plus profond de l’intime. Puissent-ils libérer, ou du moins, apporter un peu de légèreté à une femme meurtrie…
En tout cas, ces mots, nous, lecteurs, nous les avons entendus et nous ne sommes pas près de les oublier.