Avec une puissance d’évocation inoubliable doublée d’un lyrisme passionné, Cynthia Bond raconte dans « Ruby » la reconquête de soi par une femme noire dont l’âme piétinée gravit les cercles de l’enfer à son corps défendant et se fraie un chemin vers la rédemption.
Ephram Jennings se dirige fermement vers la maison de Ruby Bell avec dans les mains, comme une offrande, un angel cake soigneusement enveloppé dans un linge. Il se souvient de la première fois qu’il a vu Ruby, ils étaient tous deux des enfants, et elle était sur le point de partir à la ville travailler chez une Blanche. Il n’avait pas osé lui parler alors. Il lui a fallu presque trente-cinq ans avant de se décider. Ephram est un invisible. On le prend pour un simple d’esprit. On le moque, mais pas trop, parce que sa sœur Celia inspire crainte et respect dans leur communauté noire, chrétienne et matriarcale, en tant que fille de l’ancien révérend, dont elle a hérité une religiosité sans pareille, un verset biblique à la bouche pour chaque circonstance. Mais quand son frère se rend chez cette « traînée » de Ruby Bell qui est revenue au pays après avoir vécu dans le New York des années 1950, la ville de toutes les turpitudes, tout le monde jase à Liberty Township, Texas. Ruby vit seule à la lisière de la ville dans la maison de ses grands-parents, en vraie sauvage, une folle qui hurle toutes les nuits et s’enroule autour des arbres, vivant de l’aumône et donnant son corps dans les fossés à tous les hommes qui ne sont pas dégoûtés par la crasse dont elle est couverte. Ephram n’est pas une brebis égarée tentée par le diable incarné, il devine dans la boue qui colle aux cheveux de Ruby la souffrance de toute une vie. S’il parvient à la sauver de ses démons, lui-même s’affranchira de la tyrannie de sa sœur bigote. C’est un combat à l’issue incertaine : Ruby réduite à son avilissement, le regard d’un homme fondamentalement bon suffira-t-il à la libérer de ses fers ? Néanmoins, ensemble, ils parcourront une forêt hantée par les fantômes qui ressassent les atrocités raciales commises au nom de la haine, de la frustration et de l’ignorance depuis des générations, réveillant les bourreaux et les victimes oublieux et complices d’un cycle infernal.
On s’enfonce dans ce roman entier et sans manichéisme comme dans un sombre labyrinthe, parcourant les moindres recoins pour trouver un éclat de pierre précieuse qu’on pourra ramasser et garder comme un trésor, une preuve du long voyage au bout de la nuit durant lequel les personnages croisés sont magistralement incarnés et traduits devant un chœur de suppliants comme dans une tragédie antique où la parole et le récit délivrent du mal.