Ednetta Frye parcourt les rues d’une banlieue du New-Jersey à la recherche de Sybilla, sa fille, qui a disparu depuis plusieurs jours. Une femme va la retrouvée « kidnappée, battue, violée et abandonnée à la mort » dans un immeuble désaffecté. Sybilla accuse des policiers blancs de l’avoir « kidnappée, battue, violée et abandonnée à la mort ». Sybilla, afro-américaine, fait partie de cette population totalement laissée pour compte de l’Amérique, tellement rabaissée et humiliée qu’elle ne semble pas avoir la force de se rebeller. Sybilla ne porte d’ailleurs pas plainte, incapable de se révolter ou ne voulant pas rajouter l’humiliation à l’humiliation… Alors d’autres vont se charger pour elle de mener un combat que l’on imagine perdu d’avance malgré les bonnes et grâce aux mauvaises volontés, d’autant plus qu’un doute plane sur la réalité de ce qui est arrivé à Sybilla. Son silence entretien tout à la fois la possible réalité tragique de l’odieux crime perpétré à son encontre et la probable réalité de son mensonge. En quelques phrases, les premières du livre, Joyce Carol Oates dépeint un quartier enseveli sous la pauvreté, la honte, le fatalisme avec une force absolument incroyable. Avec une économie de mots, elle rend compte d’une réalité atroce. On est en 1987 et pourtant on se dit que l’Amérique recèle encore aujourd’hui des tableaux au moins aussi sombres que ce que la palette de ses mots décrit si bien. Au-delà de cette description saisissante d’une Amérique à la marge de la société, civile, humaine, Joyce Carol Oates déconstruit totalement la façon dont l’entourage, d’abord proche (par l’intermédiaire de sa mère) puis plus éloigné (à travers la figure du révérend), dépossède littéralement Sybilla de son propre malheur. Si la famille tente par le black out imposé à Sybilla de la protéger (et de protéger par la même occasion une cellule familiale qui n’a de famille que le nom), le révérend tente de récupérer l’histoire de Sybilla à son profit à la fois médiatique et financier. Il entraîne avec lui son frère avocat et tout une population opprimée. Et dans ce chaos infernal de voies discordantes, Sybilla retient la sienne, reste muette, prisonnière de son mensonge ou de sa vérité, parce qu’aucun des deux ne lui appartient plus. La privation qui est faite à Sybilla de sa propre douleur n’est qu’un viol supplémentaire de Sybilla. Offerte en sacrifice pour les causes qui voudront la récupérer, Sybilla est une poupée de chiffons qu’on se balance de main en main, sans se soucier qu’elle tombe par terre, qu’elle s’abîme petit à petit, qu’elle perde de son humanité et devienne transparente à force de silences forcés, jusqu’à choisir elle-même une autre forme de silence. La distance qu’elle marque de plus en plus avec sa propre histoire est accentuée par la répétition par l’auteur de ce leitmotiv que j’ai déjà repris en début de billet. Cette stance répétitive et syncopée « kidnappée, battue, violée et abandonnée à la mort » revient invariablement comme pour inscrire une distance supplémentaire entre le drame et sa victime et surtout entre le drame et les lecteurs : cette répétition instaure un doute dans l’esprit du lecteur tant elle semble factice et forcée. Il est aussi intéressant de voir comment Joyce Carol Oates parle de racisme. Elle fait en sorte de rendre compte de la bilatéralité de ce racisme. Si le premier racisme sur lequel elle braque ses projecteurs est celui qui a a priori abouti au drame qui frappe Sybilla, celui des blancs (incluant toutes les communautés autres que la communauté noire et englobe donc aussi bien les communautés hispaniques ou asiatiques) à l’encontre des noirs, la figure du révérend Marus Mudrick équilibre le roman en montrant une violence et un rejet tout aussi puissant par certains afro-américains des blancs.