Déjà le titre, « Si tout n’a pas péri avec mon innocence », étrange alexandrin au contenu mystérieux, déjà le titre nous emporte. Mais la première phrase, elle, nous sidère : « Quand ma grand-mère tente de refermer les cuisses, la sage-femme l’en empêche et entreprend de bouchonner sans ménagement son périnée endolori ». Voilà, on est dans le nouveau Bayamack-Tam et on ne va plus en sortir. Plus de 400 pages à se mettre dans la peau de Kim, et Kim raconte : l’accouchement de sa grand-mère, la complexe vie de sa famille, sa découverte de la sexualité, les métamorphoses de son corps de petite fille en celui d’une ado 90 bonnets C, et surtout son amour pour Baudelaire, « le seul Charles qui vaille ». On va en ressortir ravi, mais épluché.
Roman d’initiation donc, radical. Kim est née dans une famille bête et méchante, avec une mère qui ressemble à la marâtre de Blanche-neige qui serait affublée d’un bec-de-lièvre, des sœurs qui font furieusement penser à celles de Cendrillon, et deux petits frères innocents, qu’elle appelle ses « agneaux ». Ajoutez à cela un père mignon mais inexistant, un grand-père vieux-beau un peu trouble, une grand-mère à peu près normale mais parfois absente au monde. Voilà pour l’ambiance, et pour le décor on est dans le sud de la France, dans une petite ville au bord de la mer. Kim dit qu’elle est née à neuf ans, lorsqu’elle a décidé de prendre sa vie en main et de ne plus compter sur sa famille. Amour éperdu et contrarié pour une jeune prof de gym, dépucelage par son boy-friend, expérimentation de la prostitution comme pratique libératoire, passion érotique pour la belle et sculpturale Charonne, et surtout la lecture, la lecture, la lecture, parce que c’est bien la poésie qui sauve Kim du milieu nocif où elle a grandi. Ce long texte nous bouscule. Il est même parfois tragique, puisqu’un des petits frères ne survivra pas à cette famille destructrice, mais encore, et ce n’est pas la moindre de ses qualités, il est plein d’humour.
Emmanuelle Bayamack-Tam est LA romancière à lire tout de suite. En une demi-douzaine de titres, tous publiés chez POL, elle a affiné une phrase, efficace, qui sonne toujours juste et nous agrippe. Surtout, elle creuse et retourne inlassablement les mêmes thématiques : le corps et ses transformations, la ou plutôt les sexualités, la douleur terriblement humaine d’être assigné à un genre, d’être coincé dans une enveloppe charnelle qui ne nous convient pas forcément. Bayamack-Tam s’affirme aujourd’hui comme un auteur très singulier construisant une œuvre cohérente et dérangeante. C’est plus que de la modernité : c’est redoutablement intelligent.