Il aura tout de même mis vingt-sept ans à traverser l’Atlantique, mais il est enfin arrivé : « le » roman étranger de l’année nous vient tout droit du Canada. Mordecai Richler, son auteur, est mort en 2001, laissant une œuvre remarquable que les éditions du sous-sol ont la riche idée de publier en France. On commence ainsi par l’histoire de cette famille juive canadienne sur plusieurs générations. Attention, une fois lancé, on ne lâche plus ce pavé qui se dévore d’une traite et nous fait voyager de la Russie des tsars au Canada des colons, en passant par l’Angleterre du 19e siècle et le New York des années 70.
Tout part d’une quête obsessionnelle, celle de Moses Berger, un écrivain canadien raté et alcoolique, qui vit dans une cabane près du lac Memphrémagog, dans les Cantons-de-l’Est. Depuis l’enfance, Moses est fasciné par la famille Gursky, et surtout par Solomon, l’un des trois frères qui ont bâti leur empire financier sur la contrebande d’alcool pendant la Prohibition américaine. Alors que Solomon est l’aventurier romanesque, Bernard est le capitaine d’industrie ambitieux et cynique, tandis que Morrie fait figure de suiveur falot. Mais c’est bien le héros éponyme que le grand-père Ephraim a élu, en lui insufflant la passion de la liberté et de l’ailleurs. Cet ancêtre étonnant est le premier de la lignée à avoir posé le pied sur le nouveau monde plutôt hostile. Après une jeunesse londonienne à la Dickens, Ephraim est le seul survivant de l’équipage de l’explorateur britannique John Franklin. Il convertit une tribu d’Esquimaux au judaïsme et construit sa propre légende au gré d’un destin exceptionnel. Moses Berger a patiemment recomposé ce roman familial, extrayant la vérité d’entre les mythes, accumulant lettres, souvenirs, journaux intimes et enregistrements : des centaines de pièces qui forment un puzzle dynastique en filigrane duquel il tente de percer le mystère du fantôme Solomon, officiellement disparu à bord de son avion en 1934… La plume de Richler est acérée, dévoilant l’envers d’une puissance érigée sur le mensonge, les rivalités, les querelles d’héritiers et la vanité. On y reconnaît l’ironie d’un Philip Roth à l’encontre du judaïsme qui s’accommode des petits arrangements avec la conscience, mais l’humour féroce, qui fait mouche ici dans un art consommé du dialogue, ne fonctionnerait pas s’il n’était assorti d’une humanité qui émane des personnages, les salauds comme les naïfs.
On découvre avec bonheur un très grand roman américain, servi par une traduction excellente, à la fois feuilleton à la « Dallas » et fresque épique générationnelle où la grâce n’est pas en reste. Saluons encore une fois le travail vraiment soigné de l’éditeur : il fallait bien cela pour ce qui s’impose d’emblée comme un classique moderne de la littérature.