« L’écriture me démangeait. Je ne savais pas par où commencer à gratter. Labat était un village sans histoires, qui s’en racontait beaucoup. Il suffit de retourner la terre de quelques centimètres pour voir surgir les vers. J’ai pris les villageois, leurs gueules taillées dans la nuit, leurs jalousies, leurs secrets, et j’ai secoué. Ainsi a commencé une connaissance intime, obscure, de la nature humaine. »
À Labat, village isolé quelque part dans les pyrénées, le narrateur vit avec son frère Jeff chez Mémé une partie de son enfance et son adolescence. Orphelins, cette dame d’une grande bonté les a pris sous son aile. Elle est arrivé un jour à l’institut et les a emmenés avec elle dans ses montagnes. Un lieu paisible, respirable. Si Jeff fait les quatre cent coups et prend plaisir à martyriser limaces et autres chats, si une fureur incontrôlable s’empare régulièrement de lui, le narrateur lui, pense être un garçon plus refléchi, plus posé. Depuis tout petit, il a un goût prononcé pour la littérature, et Mémé le pousse dans cette voie avec bienveillance. Elle lui présente une voisine, Madame Petrovna, une personne étrange et extravagante que les enfants du village appellent la sorcière. Dans son antre, des livres à foison, des histoires plein la tête, et une Remington qu’elle lui offrira. Il n’ira pas chercher l’inspiration bien loin pour écrire ses premières lignes, une telle galerie de personnages l’environne : des hommes et des femmes de la campagne, avec leurs idées toutes faites, leur mentalité de paysans, leur rudesse, leurs commérages, leurs médisances. Jeff se moque sans cesse de lui mais cela ne le gêne pas, il l’aime bien quand même ce drôle de frère, qui apparaît et disparaît à loisir… Il a bien remarqué aussi qu’autour de lui, les gens le regarde bizarrement mais cela ne semble pas le tourmenter plus que ça. Adolescent, il tombe éperduement amoureux de Marie, la fille du docteur – un homme qu’il apprécie beaucoup, pour sa culture, sa gentillesse, son écoute –, mais cette passion ne durera qu’un temps. Elle le quittera, le laissant dans une rage folle. Puis Mémé partira à son tour, définitivement. Jeff, s’étant envolé on ne sait où, il règle les formalités du décès et loue la maison. C’est le moment pour lui de partir, de quitter cet endroit.
Il arrive à Paris, de l’énergie à revendre. Il ambitionne de faire son entrée dans l’univers parisien littéraire, d’écrire un roman, de se faire un nom. Il trouvera un emploi de pigiste et jour après jour, il sent une colère montée en lui ; il ne pensait pas revoir les limaces de son enfance, pourtant ici ça grouille de partout. Plus que de la déception, c’est de l’écoeurement. La seule satisfaction est lorsqu’il retrouve sa mère, celle qui l’a porté dans son ventre, celle qui lui a donné la vie, celle qui l’a fait tel qu’il est. Elle est à Saint-Anne, internée là depuis toujours… Elle ne s’aperçoit pas de sa présence mais pour l’instant ça semble lui suffire.
Il est dégoûté par la capitale, ressentant pour elle une haine ingérable. Des pensées violentes assaillent son esprit constamment. Les acteurs du monde littéraire et les médias l’exècrent au plus haut point. Une sensation d’horreur colle à sa peau, quelque chose à l’intérieur de lui semble lui dicter ses faits et ses gestes. Il suffoque. Alors sur les conseils du docteur – avec qui il entretient une correspondance régulière –, il part pour Bangkok… où il fera la connaissance d’un auteur ayant reçu le Prix Goncourt des années auparavant, un certain Philippe Grêle…
Voici un roman brillant, épatant, difficilement racontable. Avec habileté, Gautier Battistella tisse une histoire d’une incroyable puissance. Les personnages (le narrateur fait très vite penser à Rastignac) ont de l’épaisseur, une présence indéniable ; l’écriture est tour à tour incisive, poétique, imagée… elle bouscule ; l’histoire de ce garçon que l’on suit depuis son enfance est racontée avec justesse, on sent l’évolution de sa pensée au fil des ans grâce aux différents tons et vocabulaire utilisés ; l’auteur, acerbe, profite de ce premier roman pour confier sa vision de la littérature moderne et de ses auteurs actuels, dénonçant les dérives, la place des médias ; et puis il évoque le poids de l’héritage, la filiation, ce fil tenu qui lie les êtres d’une même famille et qui entrave leur liberté. J’avoue avoir lu certains passages en diagonal, quand la violence se faisait trop atroce et dérangeante mais ce roman est brillant, je me répète, avisé et intelligent.
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