« Quelques années plus tard, sur un remorqueur dans le Golfe du Mexique, Joe Coughlin verrait ses pieds disparaître dans un bac de ciment frais. » C’est sur cette phrase pour le moins énigmatique que s’ouvre le dernier roman de Dennis Lehane, nouvel opus dans la fresque familiale des Coughlin. Si « Un pays à l’aube » s’intéressait au destin de l’aîné des fils de Thomas Coughlin, commissaire adjoint et notable respecté, « Ils vivent la nuit » relate la trajectoire du cadet, Joe, qui choisit quant à lui la voie du gangstérisme.
1926, la Prohibition bat son plein. Boston est devenu le terrain de jeu favori des bootleggers et des flics corrompus qui se livrent une guerre sans merci sur fond de règlements de comptes, d’argent sale et de trafic d’alcool. Chaque camp a ses propres lois, que l’on ne transgresse pas impunément. Joe l’apprend à ses dépens : après le braquage d’un bar clandestin appartenant à Albert White, le parrain local, il a la mauvaise idée de séduire en sus sa maîtresse et se retrouve, après un tabassage en règle, derrière les barreaux du terrible pénitencier de Charleston. Pour survivre, il se place sous la protection de Maso Pescatore, chef mafieux, pivot d’un puissant réseau de contrebande en Floride, dont Joe prend les commandes à sa sortie de prison. Déjouant les pièges du milieu, usant de son charme et de son intelligence, Joe se retrouve à la tête d’un véritable empire lorsque la Prohibition prend brutalement fin…
Remarquable photographie de la société américaine des années 30, ce récit dense et enlevé se déploie comme un conte initiatique, de la naissance à la chute d’un hors-la-loi pas tout à fait comme les autres. Car s’il semble tirer parti des effets pervers de la Prohibition, Joe ne souhaite pas devenir une figure reconnue du milieu, à l’image de son mentor, mais simplement jouir de la liberté que lui offre ce mode de vie au sein d’une société gangrénée par la violence, le racisme et le repli des communautés sur elles-mêmes. L’auteur, originaire de Boston, exploite avec beaucoup de talent et de naturel ces divers aspects sociétaux, comme autant de ressorts dramatiques régissant la destinée de ses protagonistes, intimement liés à l’univers violent qui les entoure. On attend avec impatience l’adaptation au cinéma de ce roman-fleuve dont les droits ont été achetés par Ben Affleck, récemment oscarisé, en guise de consolation une fois la dernière page tournée.