Une femme qui fait son métier aussi bien que les hommes et souvent mieux, qui gagne leur confiance et leur respect jusqu’à forcer l’admiration… Par les temps qui courent, cela invite forcément à penser parité. Ce n’est pourtant pas pour ouvrir ce débat de société que l’auteur allemand Andreas Pflüger a imaginé, dans son roman « Irrévocable », le personnage de Jenny Aaron. Cette policière d’élite infiltre les gangs, tabasse les trafiquants et liquide les terroristes sans état d’âme ni douleur, tout en pensant ses coups à 200 à l’heure. Douée au naturel, prédisposée par les gènes paternels, hyper-entraînée, incorruptible et en prime intello. A côté d’elle, le Jack Reacher de Lee Child ou le Ethan Hunt de Mission impossible font figure de Mickeys. Un jour, pourtant, un trafiquant lui met une balle dans la tête qui lui ôte la vue.
C’est une toute autre histoire que nous raconte alors ce scénariste de cinéma et de télévision né voici 60 ans près d’Erfurt, dans ce qui était alors l’Allemagne de l’est. Lui qui a longtemps écrit pour donner à voir, qu’il s’agisse des films de Volker Schlöndorff (« Le neuvième jour », « L’héroïne de Gdansk ») ou de la série télé « Tatort », s’impose ici une gymnastique nouvelle et plus exigeante encore : traduire ce que son héroïne entend, flaire, sent, devine. Le tout toujours à 200 à l’heure. Parce que sa Jenny ne reste pas longtemps prostrée. Elle reprend vite du service. Et se lance deux défis hauts comme l’Everest : arrêter celui qui l’a blessée et savoir si, face à lui, elle s’est, ou non, montrée lâche et a laissé tomber son coéquipier.
Double défi aussi pour l’auteur. Un, maintenir le rythme d’un thriller à haute énergie en racontant l’action du point de vue de son héroïne. Deux, ne jamais faire de sa cécité un prétexte à surenchère gratuite. C’est périlleux, parfois vertigineux, mais ça tient debout. Adepte du bushido, philosophie guerrière des premiers samouraïs, et des claquements de langue dont l’écho l’aide à se repérer dans l’espace, l’enquêtrice berlinoise de choc nous bluffe sans se caricaturer. Humaine mais jamais surhumaine, comme chacun des super-flics qui l’entourent, auxquels l’auteur donne ce qu’il faut de profondeur psychologique. Dans un séduisant paradoxe, cette fiction sans temps mort révèle chez ces as des arts martiaux et du tir de précision une vraie dimension cérébrale.