Une métropole américaine socialement fracturée, une campagne électorale acharnée, des adolescentes assassinées dans des terrains vagues… Schématisée, l’intrigue de « Pleasantville » peut rappeler celle de « The Killing ». Avec en prime, comme pendant de l’inspectrice et mère célibataire de la série, un héros avocat qui, bravement, élève seul deux enfants adolescents. Mais à y regarder de plus près, une autre référence s’impose. Par son approche documentaire de la politique, au ras du terrain, par sa peinture sans concession des rapports de pouvoir et des tensions raciales, ce roman d’Attica Locke, son troisième, se place au même niveau d’exigence que la mère des séries télé modernes, « The Wire » (« Sur écoute », précisément la saison 3).
Est-ce parce que, comme David Simon, le producteur et scénariste de la série sur Baltimore, la romancière et scénariste dépeint sa propre ville natale dans ce livre sur Houston ? Qu’elle est imprégnée de son Histoire, de ses vibrations, de ses secrets, jusqu’à Los Angeles où elle vit et travaille désormais ? Elle nous y ramène ici à la fin des années 1990. La mairie est à prendre. Bientôt, le vote hispanique va tout remettre en question pour la petite et moyenne bourgeoisie noire du quartier résidentiel de Pleasantville. Pour l’heure, le chef de la police sortant (que l’on devine démocrate) en porte les espoirs face au vote blanc, sécuritaire et riche, que peut drainer la procureure (probablement républicaine). Jusqu’à la mort d’une jeune fille recrutée pour distribuer des tracts, et que des témoins disent liée à son directeur de campagne.
Un assassinat, le troisième en quelques semaines. Mais cette affaire, l’avocat Jay Porter n’en veut pas. Plus aucun dossier. Quinze ans après le procès gagné dans « Marée Noire » (premier roman d’Attica Locke, paru en France en 2011), il refuse le combat, tous les combats, depuis que sa femme a perdu le sien face au cancer. Il va pourtant se laisser rattraper par cette cause perdue, acceptant de défendre un suspect sans alibi, avançant à l’intuition, presque à reculons, aidé d’une journaliste au chômage et d’un enquêteur au casier douteux. Le trio a ses entrées partout et, sur leurs pas, l’auteur observe de l’intérieur une communauté tiraillée. Dans ce Texas des pétroliers et de la famille Bush, dans ce système politique où priment la réussite personnelle et le trésor de guerre, les chances des Noirs sont encore moins égales qu’ailleurs. Les anciens qui ont vécu les luttes pour les droits civiques n’en tirent pas tous les mêmes leçons. Pour y voir clair, l’avocat doit composer avec les frustrations, les complexes, les aigreurs…
Entre ceux qui vivent cette démocratie au quotidien et ceux qui en vivent, entre électeurs et notables, Attica Locke multiplie les acteurs, comme autant de prismes sur une société mouvante. Telle une image plongée dans un bain de révélateur, cet entrelacs de noms, de dates, d’évènements se fait sans cesse plus net et contrasté à mesure qu’on avance dans le livre. La trame, ambitieuse et complexe, est impeccablement maîtrisée. Dans ce registre politico-policier sur lequel règnent James Ellroy ou Dennis Lehane, voici qu’une nouvelle étoile de 44 ans commence à briller.