Il y a tellement de choses dans ce livre, tant sur le fond que sur la forme, qu’il est difficile de savoir par où commencer. Il y a vingt ans, une épidémie de grippe a ravagé la quasi-totalité de la population terrestre de façon fulgurante. Du jour au lendemain, Kirsten, un des personnages centraux, se retrouve à arpenter les routes en compagnie d’un groupe artistique, la Symphonie Itinérante, mélangeant acteurs et musiciens. Kirsten fait partie de ceux qui ont connu l’avant pandémie. Elle avait 8 ans et montait sur scène avec Arthur Leander dans une représentation du Roi Lear à Toronto. Arthur Leander meurt sur scène d’une crise cardiaque mais sa relation avec Kirsten a eu le temps de la marquer à jamais et de tracer sa voie pour poursuivre sa carrière artistique. Kirsten est un des personnages qui fait le pont entre l’avant et l’après, au même titre que les objets symboliques que sont une bande dessinée et un presse-papier. L’art est, dans le roman d’Emily St. John Mandel, ce qui fait le dernier lien entre le peu d’humains restants. Dans un monde où tout a disparu, du matériel à l’immatériel (de l’électricité, des transports, des usines aux relations humaines, à la confiance, à l’entraide), l’art est l’ultime rempart à la barbarie totale, sorte de nouvelle religion pacifiste face aux gourous divers dont celui que la troupe de Kirsten rencontrera et qui la repoussera sur la route, vers l’aéroport où se trouve un musée recensant des objets du temps d’avant. « Station Eleven » est un livre éminemment centré sur la perte et la mémoire. Plusieurs fils conducteurs tressent la trame du récit d’Emily St. John Mandel. Il y a déjà la vie passée (et légèrement dissolue) d’Arthur Leander, ses trois mariages, dont celui, le premier, avec Miranda, celle qui a crée le comics « Station Eleven » qu’Arthur a offert à Kirsten et que celle-ci emporte partout avec elle. Cette bande dessinée raconte l’histoire d’une civilisation obligée de vivre dans l’espace après que leur planète ne fut plus habitable. Cette histoire crée un pendant, un miroir, à ce qui se passe sur Terre, dans la partie du monde fréquentée par Kirsten et le gourou auquel sa troupe s’oppose. L’histoire du gourou occupe une seconde place essentielle dans le récit qui dévoile petit à petit son origine, ses ambitions, le socle qui cimente son pseudo dogme. Chaque époque troublée voit se dresser des gourous du type de celui auquel Kirsten est obligée de se confronter : ils prennent la place laisser vacante par la disparition d’un pouvoir qui n’est plus à même d’apporter des réponses aussi simplistes soient-elles à une population en quête de sens, en quête d’une explication rationnelle ou pas à ce qui se passe. Il y a dans ce livre des filiations évidentes, mais pas limitatives, au « Cantique de Leibowitz » ou au « Fléau » de Stephen King ou encore à Mad Max. Mais Emily St. John Mandel parvient à se détacher de ces références pour apporter sa propre vision cohérente d’un monde post-apocalyptique. Ce monde est le terrain idéal pour Emily St. John Mandel pour livrer un roman protéiforme qui oscille entre conte apocalyptique, fantastique ou anticipation donnant les clefs au lecteur pour qu’il se fasse lui-même son opinion sur cette histoire tentaculaire et passionnante. Dans sa forme, impressionnante de maîtrise, l’auteur mélange à volonté les passages relatant la vie d’Arthur, sa relation avec ses femmes en y incluant la construction de la bande dessinée « Station Eleven », la quête de Kirsten ou encore la vie de la compagnie, sans jamais perdre le lecteur soumis à un flot continu des informations dont il a besoin pour comprendre les tenants et les aboutissants de son histoire initiatique. En laissant ainsi au lecteur une liberté quasi totale d’interprétation, Emily St. John Mandel le responsabilise et l’invite à partager pleinement l’expérience de ses personnages.