Il y a d’abord l’intrigue, ou plutôt les intrigues, subtilement ficelées, ce qui est la moindre des politesses pour un « rom pol » (appellation d’origine contrôlée Fred Vargas). Et puis déboulent les personnages, qu’elle aime comme des amis et auxquels elle ne supporte pas de faire de la peine. Une troupe de bras cassés, tous plus truculents les uns que les autres, qu’ils soient du bon ou du mauvais côté de la loi. Avec une mention spéciale pour le commissaire Adamsberg, au charme duquel il est difficile de ne pas succomber, malgré sa propension à se disperser. Ce personnage devenu récurrent a permis à Fred Vagas de passer de l’auteure de polars confidentiels au statut de tête de gondole. Il est flanqué d’un adjoint alcoolique (Danglard) mais si cultivé qu’on lui pardonne ses excès, et d’un autre oiseau au plumage bicolore (Veyrenc a les cheveux bruns et une mèche rousse) rédigeant ses rapports de police en vers. Enfin, il y a l’écriture, qui depuis la parution de ses premiers livres dans les années 90, reste sa vraie marque de fabrique. C’est d’ailleurs à la mise en mots savoureux et autres expressions inventives qu’elle consacre le plus de temps et d’énergie. Et tant que la musique ne sonne pas juste à son oreille, éditrice, libraires et lecteurs sont bien obligés de patienter.
Ses romans naissent toujours d’une image : un arbre, une petite annonce, un cerf, des pieds coupés dans des chaussures. Cette fois, tout a démarré d’un titre, « L’armée furieuse », déniché dans une légende du Moyen âge et tellement joli et insensé, que la romancière n’a pas pu résister. Lorsqu’on croise cette armée sur son chemin, cela annonce drames et morts. Alors quand Lina affirme l’avoir vu passer, avec quatre hommes en train de crier, Adamsberg a beau ne pas croire aux revenants, il accepte de se rendre sur place, à Ordebec. Et ensuite ? A ce stade-là généralement, Fred Vargas constate que son histoire la précède, essaie de ne pas la perdre en route, et ne sait toujours pas comment elle va sortir Adamsberg de ce guêpier. Pourtant, elle y parvient. A chaque fois, en 21 jours, pas un de plus, son enquête est bouclée. Et après, pour fignoler la « bande-son », elle quitte Paris, histoire de mettre ses dialogues au diapason, de jouer de la métaphore sans en abuser. Parce que c’est bien joli de se retrouver avec une armée moyenâgeuse composée de revenants, avec des morts brutales et des suspects à la pelle, mais il faut cela tienne la route dans le monde d’aujourd’hui, que sous ces aspects un peu surnaturels se cachent de solides mobiles, que derrière les fantômes se tiennent des assassins en chair et en os. Avec elle, on se ballade dans toute la France, on visite des lieux qu’elle connaît à peine, mais qu’elle rêve si bien, qu’elle leur donne une réalité, la sienne. Cette archéologue, spécialiste des ossements humains et très fière de son essai sur la peste, a peu à peu délaissé les fouilles du CNRS pour plonger dans les sous-sols de l’âme humaine, parfois bien plus mystérieux que ceux de Paris.