Voilà un roman qui pourrait bien être un éthno-polar helvétique.
Une tête décapitée est découverte au bord de la Sarine, la rivière qui traverse la Basse-Ville de Fribourg. La sauvagerie du crime rappelle les méthodes d’un trafiquant de drogue dont la cruauté a défrayé la chronique. Le fameux Albinos est-il de retour? L’enquête est confiée à René Sulic, fraîchement écarté de la brigade des Stups pour cause de bavures. Ce colosse de deux mètres, ancien hockeyeur au sourire candide, sera accompagné par l’expérimenté Verdon qui aura pour tâche de tempérer ses ardeurs.
Au cours de ses investigations, l’inspecteur René Sulic rencontre une jeune universitaire retirée au fond du Jaunpass, une vallée étroite de la Gruyère. Elle se nomme Edwige, et entretient une étrange familiarité avec les loups. Un jour, elle lui fait découvrir un énigmatique récit à quatre mains, la légende des Griffons Rouges, qui retrace les aventures des combattants partis de Fribourg pour participer à la bataille de Morat.
Cette rencontre ajoute une dimension «archéologique» à l’intrigue, les péripéties du roman se déployant dès lors sur le substrat d’un récit fantastique. La légende que découvre René Sulic, une variante du « Tilleul de Morat[1] », évoque l’une des plus féroces batailles du Moyen-Age, opposant les Confédérés, alliés de Louis XI, à Charles le Téméraire, le 22 juin 1476. Cette légende ne cessera de diffuser ses sortilèges tout au long de l’enquête, égarant les uns, éclairant les autres, au point de devenir un protagoniste essentiel du livre. Troublé, à la fois inquiet et fasciné par ce récit, l’inspecteur Sulic vacille. Au fil de ses insomnies, parmi les soubresauts de sa mémoire, quelque chose remonte en lui qui risque de lui faire perdre pied. Car un lien se dessine peu à peu entre la barbarie d’autrefois et l’épidémie de violence qui frappe la cité. Hanté par la sanglante légende, l’inspecteur bascule dans des abîmes où délinquance rime avec règlements de compte, blanchiment d’argent sale, naufrage de l’esprit.
Cet entrelacs habilement tissé de réalisme et de fantastique permet au polar d’explorer des questions qui vont au-delà du simple jeu formel. L’écriture voit-elle plus loin que nous? s’interroge la fille du Jaunpass, l’amie des loups, l’insoumise. La question conduira Sulic à éprouver la fragilité des cloisons qui séparent présent, passé et futur.
Dans ce roman, la plume glisse avec aisance d’un réalisme digne d’un reportage à un imaginaire nimbé de mystère. La prose au style clair, au lyrisme maîtrisé, emporte le lecteur dans une histoire qui témoigne d’un ancrage quasi ethnologique dans le terreau helvétique, ses dialectes, ses mythologies, sa topographie.
On en ressort avec des images bien différentes de celles véhiculées d’habitude sur la paisible Helvétie.
[1]Après la bataille de Morat, un jeune combattant court annoncer la victoire des Confédérés à Fribourg une branche de tilleul à la main. Il meurt en arrivant, mais la branche prend miraculeusement racine à l’endroit où il s’est effondré.