« Nous étions une frontière » est un roman ambitieux à tous les points de vue mais Patrick de Friberg possède les moyens de ses ambitions.
Au niveau de la structure narrative, Patrick de Friberg crée une histoire dans l’Histoire, une histoire complexe qui plus est dans une Histoire qui ne l’est pas moins. Il navigue allègrement entre les années 1980 et l’année 2019, en faisant un grand écart de trente ans dans son récit, en intercalant parfois quelques scènes dans les années 1990 et il fait tout cela sans jamais perdre son lecteur entre les dates, sans jamais que cela soit un fardeau de devoir se souvenir de l’époque dans laquelle se situe tel ou tel chapitre.
Il faut aussi dire que l’auteur structure tous ses chapitres de la même façon : une date, suivie d’un aparté de Gunther, un de ses personnages récurrents, sur le jazz et livré à Jean Lefort, LE personnage central du roman, en 1989, au moment de la chute du mur de Berlin, lui-même suivi d’un titre de Chet Baker avant d’en arriver au chapitre lui-même.
Le choix de l’auteur de placer son intrigue sur 30 ans et dont l’issue se situe dans le futur n’est pas anodin. Il fait de ce livre autant un livre mémoriel qui présente le passé comme un témoignage et le futur comme une anticipation pas si élucubrante que cela qu’un livre montrant à quel point l’histoire et l’Histoire se répètent, à quel point les hommes et les méthodes évoluent si peu. L’étendue temporelle choisie par l’auteur lui permet de boucler la boucle en usant des mêmes personnages quitte à faire revenir les morts à travers leurs fantômes.
Patrick de Friberg n’a pas son pareil ensuite pour tisser une histoire où tous les fils s’entremêlent pour mieux tromper aussi bien son lecteur que ses personnages. A tel point qu’on confond les maîtres et leurs marionnettes, les rôles changeant de main au grès de l’intrigue et des personnages. Chaque marionnette est le pantin d’un marionnettiste dont elle manipule elle-même les fils, personne ne sachant qui manipule quels fils ni quand… une vraie prouesse narrative.
Le style de Patrick de Friberg n’est par en reste car aujourd’hui, sur plus de 450 pages, il faut tenir la distance pour ne pas perdre son lecteur. Aucune chance pour Patrick de Friberg de tomber dans les pièges des longueurs. Le récit est aussi rythmé que parfaitement écrit. Le style utilisé pour le récit des événements du passé confère à ces parties du livre un caractère hautement réaliste : on y est, avec les Jean Lefort, les Gunther et autres François Carignac, Magomed Akhmediov ou Vladimir Poutine en chef du KGB. Le style change quand Patrick de Friberg quitte ses frusques de témoin pour prendre ceux de l’inventif auteur qui doit imaginer l’avenir. Il ne démérite pas non plus dans cet exercice.
Cet aspect « anticipatif » du livre permet à Patrick de Friberg quelques libertés avec l’histoire et l’autorise à dénouer demain toutes les trames entamées dans les années 1980 par l’ensemble de ses protagonistes. Patrick de Friberg ne s’interdit pas non plus quelques réflexions sur les enjeux du pouvoir, sur les coulisses de la politique qui n’est plus alors une fiction et dont l’usage de personnages réels lui permet de l’ancrer dans une réalité d’autant plus sordide qu’elle a les couleurs du réalisme.
L’histoire de Patrick de Friberg a donc le piment de l’aventure, le sel du réalisme mais aussi le sucre du romantisme à travers l’histoire de Jean Lefort et de Kristina, sans pour autant sombrer dans la mièvrerie. Tout y est juste, à propos, parfaitement écrit. Un grand roman d’aventure dont on ressort avec quelques sueurs froides et en ayant perdu quelques illusions, s’il nous en restait, sur les pouvoirs qui agissent dans l’ombre de nos misérables vies.
Et pour ne rien gâcher, il paraîtrait qu’il y aurait une suite à paraître… on se demande bien ce qu’il attend pour nous l’offrir.