Salman Rushdie renoue avec le souffle romanesque des « Enfants de minuit » pour lequel il avait reçu le Booker Prize en 1981. Ici, l’écrivain britannique d’origine indienne embrasse deux millénaires d’histoires pour nous raconter ce qui arrive quand les jinns, ces esprits de l’air, se mêlent des affaires des hommes, c’est-à-dire le chaos. Il ne faudra pas moins de mille et une nuits (soit exactement deux ans, huit mois et vingt-huit nuits) pour y remédier.
Au 12e siècle, le médecin et philosophe rationaliste Ibn Rushd, alias Averroès, est exilé de la cour de Cordoue au profit de son rival, le fanatique Ghazali. Sa disgrâce est adoucie quand une jeune femme s’éprend de lui ; la belle Dunia n’est pas une simple mortelle, mais une jinnia, de surcroît Princesse de la Foudre, qui délaisse son peuple du Peristan pour mener une existence terrestre auprès du vieux philosophe. Afin de calmer les ardeurs nocturnes de sa compagne, qui en trois ans accouche de dizaines d’enfants, ce dernier, à la manière de Shéhérazade, lui raconte des histoires.
Sauver les humains du fanatisme
Neuf siècles plus tard, alors que leurs rejetons ont essaimé sur tous les continents, que Dunia a rejoint son monde et qu’Ibn Rushd est redevenu poussière, la guerre des idées refait surface. De mauvais jinns, animés par la jalousie et la soif de pouvoir, reprennent à leur compte les thèses obscurantistes de Ghazali pour instiller la peur et asservir les hommes, tandis que la princesse réunit quatre membres de sa nombreuse descendance pour lutter contre les dissidents et sauver les humains du fanatisme religieux, du terrorisme et du dérèglement climatique. Au 21e siècle, sur le terrain de cette guerre, les lumières sont ainsi défendues par un jardinier, M. Geronimo (un des personnages les plus attachants du roman), un dessinateur de bandes dessinées, une aventurière milliardaire et un essayiste et compositeur, tous rêveurs et créateurs imaginatifs, que les intolérants de tout poil guidés par les jinns malveillants abhorrent.
Un joyeux bazar littéraire
Salman Rushdie construit une tour de Babel avec des matériaux hétéroclites : réalisme magique, digressions, kitch et tradition. Il mêle l’érudition et la farce, l’ancien et le moderne, le merveilleux et l’hyperréalisme dans un roman à plusieurs niveaux de lecture, un joyeux bazar littéraire où les contes persans se savourent à la sauce Bollywood, et la fable philosophique se teinte de fantastique. Avec changements de cap et retours en arrière, on fait ainsi le tour des mondes, de New York à Bombay en passant par l’au-delà, conduit par un auteur virtuose qui ne prend au sérieux que la fantaisie.