Anatole Broyard (1920-1990) fut critique littéraire et journaliste au New York Times pendant dix-huit ans. En 1993, sa femme, Alexandra Broyard, fit publier les mémoires posthumes que son mari avait écrits sur sa vie à New York, au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui ces mémoires, intitulés Kafka faisait fureur, paraissent en France pour la première fois.
Anatole Broyard est issu d’une famille ouvrière de La Nouvelle-Orléans. Juste après la Seconde Guerre mondiale, à laquelle il a participé en tant que GI, il revient dans son pays et s’installe à Greenwich Village, le quartier central et bohème de New York. C’est une véritable révélation pour le futur écrivain qui fait revivre ce lieu avec un enthousiasme intact et contagieux, prenant son lecteur par la main pour lui faire rencontrer, dans une visite guidée tourbillonnante, l’avant-garde artistique et sociale d’après-guerre. En 1947, suite à une longue période de léthargie intellectuelle, le narrateur et beaucoup d’autres avec lui se veulent les inventeurs et les acteurs d’un monde nouveau. Ils sont jeunes et avides d’art, de littérature, de sexe, de liberté, de vie avec un grand V. Et c’est dans Le Village, comme on l’appelle, que naît une génération spontanée de peintres expressionnistes abstraits, d’écrivains précurseurs de la poésie moderne, d’intellectuels politiques d’inspiration marxiste, et que l’on croise W.H. Auden, Dylan Thomas et Wallace Stevens à tous les coins de rue…
Le narrateur un peu candide se laisse porter dans ce microcosme bouillonnant avec bonheur, initié à un érotisme singulier par Sheri Donatti, une artiste névrosée, protégée d’Anaïs Nin, qui fait de l’abstraction un principe de vie. Dans ce creuset cosmopolite le savoir est à portée de main : grâce à sa bourse de vétéran, Anatole s’inscrit à la New School, assiste aux cours des plus grands professeurs d’Europe de l’Est en exil, admire leurs théories en éclosion, et s’enthousiasme pour les leçons de l’historien d’art Meyer Shapiro, qui dispense ses thèses dans des amphithéâtres bondés et silencieux comme des cathédrales. Parallèlement à sa formation amoureuse et intellectuelle, Anatole Broyard réalise son rêve en ouvrant une librairie d’occasion au sein même du Village, qui devient un foyer d’échanges, d’évasion, une maison de famille dont les patriarches sont Kafka, D.H. Lawrence, Céline. Cependant, si Broyard se perd un temps dans les méandres du surréalisme appliqué à la vie, il n’en reste pas moins critique et vigilant, peignant une réalité parfois miteuse et cruelle, et conservant son indépendance d’esprit au milieu des génies autoproclamés qui attendent une transfiguration de la vie par l’art. C’est ainsi qu’il voit tomber quelques icônes avec tristesse et perplexité et se garde de se prendre trop au sérieux, de confondre la littérature et la vie, de peur de finir lui aussi en artiste maudit, oublié avant même d’avoir existé.
Avec Kafka faisait fureur, le lecteur prend un ticket pour un voyage temporel à la rencontre de l’effervescence intellectuelle de Greenwich Village, Etat de New York, et revient enchanté de la balade, reconnaissant envers Anatole Broyard, dont le récit vivant et rythmé, empli de bienveillance, fait résonner tout le sens du rêve américain.