Dans un monde lointain, chaque année, le plus jeune nouveau né est sacrifié à la sorcière, abandonné dans la forêt, au pire au bon vouloir de cette figure maléfique, diabolique et mystérieuse et au mieux aux bons soins des crocs acérés des bêtes féroces qui arpentent ladite forêt.
Oh, on sent bien que cette histoire de sorcière à laquelle la population croit dur comme fer n’est qu’une vaste supercherie que personne parmi les habitants du Protectorat n’est a priori en capacité de remettre en cause. Le récit de Kelly Barnhill compose déjà et avant tout avec ce que nos inconscients ont intégré de superstitions, avec notre propre capacité à accepter des faits sans les questionner, sans chercher à savoir ni comprendre pourquoi ils existent, avec notre propre crédulité face à, parfois, nos propres actions.
Xan, la soi-disante sorcière en question, passe d’ailleurs chaque année dans cette forêt dans le seul et unique but de récupérer et sauver le bébé abandonné. Elle-même ne s’interroge pas sur les raisons qui poussent les habitants à perpétrer cet abandon : elle récupère l’enfant, stigmatisant la méchanceté des ces êtres sans pousser plus avant.
Pourtant, de chaque côté, quelque chose va se passer qui va induire un changement, lent, sur plusieurs années, dans les mentalités : d’un côté Antain va être bouleversé par une femme qui perd la raison alors que le Conseil des Anciens vient chez elle pour lui enlever son bébé tandis que de l’autre côté, Xan va par mégarde donner à manger des rayons de lune à ce même bébé et ainsi lui faire ingurgiter une quantité astronomique de magie et en faire un bébé à part qu’elle va devoir élever elle-même en prenant la décision de lui fermer l’accès à la magie jusqu’à ses treize ans.
Le roman de Kelly Barnhill est donc le récit de ces treize années : comment Luna, le bébé, va-t-il grandir coupé de la magie et pourtant entouré de manière permanente par celle-ci, comment Antain va petit-à-petit se reconstruire et remettre en question, avec l’aide d’Ethyne, l’organisation de son propre peuple, comment le Conseil des Anciens et la garde féminine du Protectorat vont avoir partie liée pour contrecarrer les plans d’Antain, comment la mère de Luna perdra la raison mais jamais l’espoir de revoir sa fille, comment le destin va-t-il organiser les vies de tous les protagonistes pour la rencontre finale, comment la cheffe des troupes de femmes qui assurent la protection du territoire pervertit les âmes de ses concitoyens…
Intelligemment, Kelly Barnhill construit son récit comme une initiation, sous forme de spirale qui étendrait petit-à-petit ses fils narratifs pour distiller au compte goutte les informations à destination du lecteur. Et pour ne pas livrer un énième récit de lutte du bien contre le mal, même si ce sempiternel combat sous-tend quand même l’histoire, elle propose une lecture de cet affrontement par le prisme du chagrin opposé à l’espoir et à la joie. On chipote sur les mots, mais cela permet de lire le livre avec un prisme légèrement renouvelé.
Il n’y a pas de grands combats dans ce livre, mais il y a indéniablement un souffle épique, à l’attention de la jeunesse, cela reste une lecture pour pré-adolescent avant tout même si elle peut être lue par beaucoup de monde, un caractère initiatique propre à ce genre de récits.
Alors certes, les personnages sont assez manichéens : les bons sont bons, les méchants méchants et il n’y a pas vraiment de passerelle entre les deux, de vase communiquant ou de lien en dehors de la folie de la mère de Luna qui l’a fait tantôt passer pour gentille et tantôt passer pour méchante, mais c’est le propre de la folie que d’interdire tout classement dans des cases de ces personnages.
En dehors de ce petit bémol, cette « Jeune fille qui avait bu la lune » est un moment de lecture un peu à part, suspendu entre deux mondes, entre deux temporalités, qui reste longtemps dans l’esprit du lecteur après avoir refermé la dernière page.