L’excellent auteur espagnol Isaac Rosa attrape ses contemporains dans les filets d’une écriture acérée au service d’un dispositif narratif des plus originaux. « La pièce obscure » résonne particulièrement avec ce que nous entendons des tourments d’un pays qui tente de se relever d’une crise sans précédent. Une fois ouvert, vous ne pourrez plus lâcher ce roman, portrait au scalpel d’une génération grandie avec la démocratie.
Tous les samedis, un groupe d’amis, étudiants pour la plupart, se retrouvent dans un local pour échanger, boire, faire la fête. Ils sont peut-être une quinzaine, on ne sait pas exactement. Un jour, à la faveur d’une panne d’électricité, ils sont plongés dans le noir, et ont alors l’idée de prolonger l’expérience en créant leur propre pièce obscure dans un sous-sol où ne filtre aucune lumière et où, désinhibés et insouciants, ils donnent libre cours à leurs fantasmes sexuels en tout anonymat. Les années passant, les jeunes gens entrent dans la vie active, se mettent en couple, habitent leurs premiers logements ; ils viennent moins souvent, pris par leurs activités d’adultes. Au fil du temps, la pièce obscure va non plus abriter leurs désirs mais accueillir la peur, la détresse : chacun vient y déposer le stress de la vie quotidienne, les problèmes de travail, la fatigue ; bientôt la pièce obscure se transforme en refuge, parce que tout est difficile, parce que les enfants grandissants, parce que les parents vieillissants… On se recroqueville désormais sur le peu qu’on a, le chômage est passé par là et la crise économique et politique a plongé le pays dans un brouillard d’où seule la pièce obscure émerge, immuable. Mais combien de temps encore la rumeur du dehors restera-t-elle contenue derrière la porte ?
La chambre noire agit comme le révélateur d’une photographie en mouvement, celle d’une génération née avec la movida, un « nous » collectif qui s’est peu à peu confronté au désenchantement et à la brutalité d’une société qui dévisse et ébranle les certitudes et les acquis. C’est très bien rythmé, aussi efficace qu’un roman noir, en un mot, magistral.