Ce qui est terrible avec un roman aussi magistralement mené que celui-ci, c’est qu’il vous attrape par le col et ne vous lâche plus avant la dernière ligne, vous amenant à devenir de plus en plus asocial au fur et à mesure que vous vous enfoncez dans le récit. Et même, le livre refermé, il vous faut encore du temps pour en sortir vraiment et reprendre pied dans votre propre monde.
C’est le premier roman de cet auteur barcelonais que nous découvrons. Si celui-ci est sa première incursion dans le monde du noir, l’auteur avait déjà publié une dizaine de titre auparavant. Depuis 1996, où il publie son premier roman (Nada es azul, chez Montesinos), il a aussi exploré le monde de la littérature pour la jeunesse (avec El jugador de frontón en 2001) et le monde des contes (avec deux anthologies, en 2004 et 2008).
Cela s’ouvre sur un prologue énigmatique (dont on peut se douter qu’il sera important) puis aussitôt l’on est pris dans une intrigue qui va aller s’épaississant. Notre guide sera l’inspecteur Milo Malart, ou plutôt l’ex-inspecteur, car Milo a été mis à pied pour n’avoir pas su résoudre une affaire à temps, permettant à un tueur en série de faire une victime de trop. De fait, c’est sans doute son style trop atypique, trop « procéduralement » incorrect qui dérange et le rend suspect de tout ce qui cloche, des erreurs comme des fuites, aux yeux de ses collègues. Milo est plus qu’un peu au fond du trou, car il n’y a pas que dans sa carrière que rien ne va plus… Il y aussi Marc, le neveu dont il se reproche la mort. Il s’en sent pleinement coupable car il n’a rien vu venir, lui qui devinait et sentait venir les choses, qui pouvait s’identifier à l’autre, aux autres, pour deviner leurs réactions, leurs projets criminels, aussi tordus soient-ils.
Voilà que dans une mise en scène des plus macabres, un notable est retrouvé accroché à l’un des plus célèbres monument de Gaudi, la Pedrera, brûlé vif. Au grand dam de ces anciens collègues, dont certains ne cherchent même pas à cacher leur hostilité, voilà Milo sommé par la juge Susana Cabot de reprendre du service car elle le pense seul à même d’appréhender un crime si audacieux, si fou, si « hors-norme ». Vu la situation et réputation de l’inspecteur, cela se fera tout de même sous conditions et sous contrôle. Flanqué d’une sous-inspectrice, fan de série policière made in USA (où elle a été en stage) censée le « chaperonner », Milo mène son enquête, avec ou contre les autres membres du groupe des affaires criminelles. C’est que le crime de la Pedrera semble d’un genre bien nouveau, par sa radicale et implacable cruauté, par son audace et sa précision aussi. A peine ouverte, l’enquête patine et va vite semer une vraie panique dans les services de police mais aussi parmi les notables, les grands et les riches, ces quatre cents familles qui entendent régner sur Barcelone et qui en en ont fait ce qu’elle est aujourd’hui : une ville entièrement dévolue au tourisme et à sa propre image, où les victimes de sa folie des grandeur ne se comptent plus depuis les Jeux de 92. Tous cela à quelques jours de la visite du Pape qui doit consacrer le grand œuvre de Gaudi, la Sagrada Familia, et que l’on attend un exceptionnel afflux de touristes. Pour compléter le tout, une chaîne de télévision avide de sensationnel en rajoute, mettant la pression à tous et faisant une publicité énorme à l’assassin qui sait déjà très bien faire sa propre promotion via internet.
Il y a quelque chose du conte dans le Bourreau de Gaudí, d’un conte noir et cruel. Cruellement contemporain aussi. On y rencontre en effet des enfants livrés à la férocité d’un ogre, un héros qui doit racheter ses erreurs passées au travers d’une véritable quête, d’une sorte de parcours initiatique ou rédempteur où il croisera un sage qui détient quelques-unes des indispensables clés, quelques frères ennemis à force d’être jaloux, un allié fidèle qui ne lui demande rien, des génies déchus, malfaisants et moqueurs… Tout cela dans une ville qui se révèle aussi être une ogresse implacable qui dévore ses enfants et se nourrit de leurs malheurs, une métropole qu’un célèbre architecte trop génial pour n’être pas aussi un peu fou, a transformée en spectaculaire énigme.
A l’ombre des inquiétantes cheminées-soldats de la Pedrera – celles sur lesquelles s’écrit le premier crime et dont l’image accompagne la figure la plus sombre du récit, mais qui ont aussi accompagné l’auteur dans l’écriture de cet impressionnant conte-roman noir – l’écriture d’Aro Sáinz de la Maza nous entraîne dans un univers tendu qui dérape parfois dans un imaginaire fantastique et effrayant où les plus souterraines obsessions menacent le fragile équilibre des apparences. L’écriture du roman se fait par ailleurs dans un troublant parallèle avec celle du crime, élaboré avec un souci de l’esthétique, de la plastique, qui démultiplie le malaise et le trouble, installant une morbide fascination à laquelle il faut savoir s’arracher au risque d’en devenir malgré soi complice. Un risque qu’encourt le principal personnage, Milo, mais aussi – peut-être – le narrateur et écrivain, voire les lecteurs que nous sommes. Nous croisons en effet dans le récit deux troubles personnages dont l’un se dit écrivain, et l’autre correcteur… et l’auteur de remercier tout ceux qui l’ont aidé dans l’écriture de ce crime… littéraire.
La victime ? Sans nul doute l’image de la ville phare, de la cité devenue un jour olympique, puis plus que jamais capitale touristique, cachant ses secrets sous les marbres et ferronneries d’un architecte trop génial et visible, trop ambitieux et démesuré pour ne pas avoir ses parts d’ambiguïté et de mystère. Au sortir de ce roman, qui n’est, bien sûr, qu’une fiction… on se dit que l’on ne pourra peut-être plus admirer la ville de Barcelone avec le même œil. L’auteur est amateur de contes et a même publié en Espagne plusieurs recueils de récits collectés à travers le monde. Or, des contes, il se dit aussi que ce sont des mensonges qui disent la vérité…
Comme cela arrive parfois, l’éditeur a choisi de ne pas être fidèle au titre original. Lors d’une rencontre, l’auteur nous a dit nettement préférer le titre français, le titre original lui ayant été imposé par son éditeur espagnol. Le vrai titre de ce roman aurait en fait dù être une des phrases clés du roman : « Tu peux m’appeler majesté ». La couverture de la version originale porte la mention « Un caso del inspector Milo Malart », nous laissant supposer que nous retrouverons le personnage de Milo dans un prochain volume… Et c’est bien le cas, le deuxième titre paraîtra sous peu en Espagne et le troisième est en cours d’écriture ! A suivre…