Le charlatan
Isaac Bashevis Singer

traduit de l'anglais par Marie-Pierre Bay et Nicolas Castelneau-Bay
Stock
la cosmopolite
janvier 2020
416 p.  22,50 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu
coup de coeur

« Le Charlatan » de Isaac B. Singer
est le coup de coeur de Payot librairie en Suisse 
dans le q u o i  l i r e ? #94

partagez cette critique
partage par email

Les écrivains sont des menteurs

Deux ans après « Keila la Rouge », les éditions Stock exhument un nouvel inédit de l’écrivain américain, Prix Nobel de littérature en 1978. Publié en feuilleton entre décembre 1967 et mai 1968 dans un quotidien yiddish de New York, « Le charlatan » n’a rien d’un fond de tiroir.

A l’instar de Yasha Mazur, le héros du « Magicien de Lublin », Hertz Minsker excelle dans l’art de s’attirer les bonnes grâces des dames en même temps qu’une foule d’ennuis. Un talent qui dépasse son ami d’enfance Morris Calisher, qui ne comprend guère « comment un homme aussi cultivé, un tel érudit, pouvait s’embarquer dans des liaisons avec toutes sortes de femmes, pour se retrouver dans des situations inextricables tel le dernier des idiots. » Emigrés juif polonais aux Etats-Unis, Hertz et Morris rejoignent l’Amérique à l’aube des années 1940, accompagnés de leurs compagnes respectives : Bronia, la quatrième épouse de Hertz, qui ne se pardonne pas d’avoir abandonné ses enfants à Varsovie, désormais sous le joug des nazis, et Minna, poétesse au passé trouble qui entretient une liaison avec Hertz au nez et à la barbe de Morris, mais dont les déclarations enflammées commencent à ennuyer un amant qui craint de perdre, en même temps que son meilleur ami, son mécène le plus généreux. « Minna l’intriguait encore, mais elle aussi commençait à devenir lassante. De Bronia émanait un ennui qui, littéralement, le blessait physiquement. Elle n’avait plus rien à lui offrir que sa tragédie à elle. » Le fragile équilibre amoureux vacille finalement quand débarque à New York l’ex-mari de Minna, un receleur de faux tableaux de maîtres, bien décidé à obtenir lui aussi sa part du gâteau américain…

Né en 1904 à Varsovie et décédé en 1991 en Floride, Isaac Bashevis Singer a lui-même quitté sa terre natale pour l’enjôleuse Amérique, qui le contraint d’abord à la misère d’emplois sous-payés avant de lui offrir la renommée que sa plume méritait. Si « Le charlatan » pâtit d’une certaine rigidité formelle, probablement liée à sa publication en feuilleton, ce léger défaut s’efface devant la truculence des portraits brossés tant des personnages principaux que secondaires, mais aussi des mœurs d’un pays naissant où chacun finit par croire en sa chance. « À leur arrivée, ils disaient tous la même chose : l’Amérique, ce n’est pas pour moi. Mais peu à peu, ils finissaient par trouver leur place et ce n’était pas pire qu’à Varsovie. » Seul Hertz Minsker semble se perdre en Amérique, comme il s’est d’abord perdu à Varsovie, Berlin, Paris ou Londres, « incapable partout de retrouver son chemin » alors que l’Europe sombre outre-atlantique dans le chaos. « Même les rues de New York semblaient à Hertz plus monotones encore que celles d’autres villes. Les bâtiments, les gens, leurs vêtements étaient dépourvus de la moindre parcelle d’originalité. À ses yeux, ce pays souffrait d’une sorte de scorbut spirituel, qui affectait peu à peu le monde entier. Même les arbres ici étaient tous pareils et les saisons toutes les mêmes. » Afin d’oublier sa condition d’exilé et le souvenir des proches restés à Varsovie, Hertz s’arme d’un calepin et prends des notes, partout, tout le temps. « On racontait qu’il travaillait depuis des années à un chef-d’oeuvre qui éblouirait le monde mais, jusque-là, personne n’en avait rien vu. » A l’instar de son personnage, Singer croyait en une force rédemptrice, quasi mystique, de la littérature, indiquant que « si les écrivains sont des menteurs, ils ont la chance de vivre en paix avec leurs mensonges ». A l’image de son « Charlatan », aussi déluré que flamboyant.

 

partagez cette critique
partage par email