Le fracas du temps
Julian Barnes

traduit de l'anglais par Jean-Pierre Aoustin
Mercure de France
bibliotheque et
avril 2016
208 p.  19 €
ebook avec DRM 13,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Les génies ne sont pas tous des héros

Dans une biographie romancée extrêmement belle et sensible, Julian Barnes s’empare de la controverse Chostakovitch, taxé de collaboration avec le régime soviétique, en brossant le portrait d’un homme doté d’une conscience aiguë et douloureuse de son enchaînement.

Dmitri Chostakovitch est mis en scène aux « pires moments » de sa vie. Sa carrière vire au cauchemar en 1936, lorsqu’il entre dans le viseur de la répression avec son opéra « Lady Macbeth de Mzensk », attaqué par Staline, qui juge sa musique bourgeoise, incompréhensible et formaliste. « Du fatras », lit-on dans la « Pravda ». Dès lors, le compositeur vit dans la terreur d’être arrêté, et passe ses nuits sur son palier, devant l’ascenseur, une petite valise à ses côtés, attendant les agents du NKVD. Echappant de peu à ce sort, il est contraint de se conformer aux instructions du Parti qui veut entendre une musique accordée aux canons du réalisme socialiste. La honte et le sentiment de trahison le hantent, mais Dmitri Chostakovitch n’est pas un héros ; comme ses compatriotes, la réalité des purges, de la torture et de la mort l’écrase. De fait, « il n’y avait que deux sortes de compositeurs : ceux qui étaient en vie et effrayés, et ceux qui étaient morts ». Alors il accomplit ce qu’on attend de lui, il en est même récompensé, et, en 1948, il est envoyé aux Etats-Unis pour y lire des discours à la gloire de l’URSS qu’on lui a rédigés. Personne n’est dupe, mais sa famille est préservée, et il peut continuer à écrire de la musique, dans laquelle son pessimisme s’exprime avec force ironie, dans des notes qui détonnent et des tonalités grinçantes. Comprenne qui pourra, qui voudra. Comme Anna Akhmatova, Chostakovitch est un opposant de l’intérieur et fustige les donneurs de leçons comme Sartre, Picasso ou Shaw qui pérorent dans les cafés parisiens ou les théâtres new-yorkais. A-t-on le choix quand on a le couteau sous la gorge ? Mais lorsque Khrouchtchev arrive au pouvoir, le musicien n’est plus qu’une marionnette. En 1960, il est forcé d’adhérer au parti communiste et de calomnier Soljenitsyne. Son âme est perdue, gangrénée par le dégoût de sa propre lâcheté, et il est trop tard pour que la mort le console. Seul demeurera son art, ce « murmure de l’Histoire, perçu par-dessus le fracas du temps ».

On lit ce roman la gorge serrée, aimanté par la sobriété de l’écriture de Julian Barnes, empathique mais jamais complaisant, et dont les leitmotivs mélancoliques donnent au récitatif du personnage « né sous l’étoile de la lâcheté » un souffle tragique intemporel.

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