Quel texte ! Quel roman ! Je l’ai lu d’une traite, complètement happée par l’atmosphère glaçante qui s’installe progressivement, me demandant comment tout cela allait se terminer, relisant certains passages pour être sûre de bien comprendre ce qui se tramait.
Évidemment, le sujet y est pour quelque chose (je vous en parle dans deux minutes) mais je crois que l’écriture que j’ai trouvée fascinante, notamment à travers les métaphores poétiques de l’eau ou des structures syntaxiques audacieuses, contribue pleinement à créer cette impression d’être, nous aussi, progressivement, comme pris au piège. En effet, j’ai eu le sentiment d’avancer dans l’oeuvre avec la peur de découvrir le pire, de comprendre ce que tous les sous-entendus ou les images qui disent sans dire laissent deviner à demi-mot. J’ai même relu certains passages pour m’assurer que mon esprit ne s’égarait pas, que je n’inventais rien.
Un insupportable malaise s’installe peu à peu.
Et le piège se referme sur eux… les enfants.
En effet, c’est un livre sur la violence, une violence cachée, sournoise, qui ne porte pas son nom mais qui détruit les êtres.
Le sujet ?
Balthazar Béranger, médecin, est un homme de goût : il s’installe dans un ancien presbytère avec sa femme Sonia . Pour lui, « cela fait sens d’habiter dans un presbytère », comprenez que c’est un lieu qui a une âme et ça va avec l’idée que Monsieur se fait de la vie.
Les pièces sont vastes : il a de la place pour installer son piano et son clavecin. Car Monsieur est musicien. Et puis, il aime les vraies choses, les belles choses : l’Art, la Nature, la Littérature, la Culture, la Morale.
Et les couverts en argent lorsqu’ils brillent…
Quant aux enfants, Clément, Sébastien, Manon et Alice, vous pensez bien que Monsieur désire les élever dans la Beauté, en dehors de ce monde abject qui est le nôtre. Pas de télé « qui empêche les enfants d’épanouir leurs facultés d’imagination », pas de radio, pas d’école (inutile et vulgaire), pas de sucreries (un poison pour le corps), pas de foot (idiot), pas de jouets en plastique (clinquants et de mauvais goût), bref que toutes ces horreurs demeurent hors de sa vue et de celle de ses enfants.
A la place ? De l’Art, de la musique (ils apprendront le violon), des bonnes manières (on ne parle pas à table), de bonnes fréquentations (ah, ces nouveaux amis musiciens… des gens si sensibles).
« Je me soucie de votre âme » déclare Monsieur à ses enfants, éteints. Beau programme n’est-ce pas ? Ils se doivent d’être reconnaissants, ce serait la moindre des choses, non ?
Sonia se plie à ses exigences et se tait. Elle ne va pas voir ses petits qui pleurent la nuit, non, lui dit son époux, ils deviendraient capricieux. Balthazar consent tout de même à se plier à une certaine forme de modernité en achetant une machine à laver le linge mais, ah, quand même… avant…
« Tu n’aimerais pas – Balthazar pose la question sans la regarder, un sourire vague flottant sur ses lèvres – hein, étendre les draps dans le jardin, les soirs de lune… Bien, dit-il avant de quitter la pièce d’un pas rapide et de s’éclaircir la voix, pendant que Sonia, lentement, referme les portes de l’armoire. Non, je n’aimerais pas dit-elle doucement.»
Alors, Sonia tricote de jolis gilets de laine que les enfants enfilent sur des petits cols blancs. Les gens les trouvent adorables, n’est-ce pas là l’essentiel ?
Un jour, Balthazar parle à la maison d’un jeune ado maltraité par sa famille qui pourrait venir un peu au presbytère recevoir des cours de français donnés par Sonia. N’est-ce pas Sonia ? Ils se doivent d’accueillir ce pauvre garçon, eux, « des êtres de coeur, des êtres raffinés ». Tanguy va peu à peu faire sa place dans la famille, s’occuper des enfants qui l’adorent parce qu’il apporte un peu de joie, un peu d’ouverture dans cet univers austère et rigide où règnent silence et non-dit.
Je ne vous en dis pas plus mais sachez que tout ce petit monde bien raide et bien propre sur lui va tout doucement plonger dans l’horreur, la folie. Et encore une fois, l’écriture allusive, métaphorique et très minutieuse d’Ariane Monnier exprime parfaitement la façon dont cette famille va progressivement, sans même s’en apercevoir, sombrer dans la monstruosité.
J’ai beaucoup aimé le portrait de cet être insupportable, pervers, ce despote qu’est le père avec tous ses principes rigides et son autorité tyrannique : ses gestes, ses expressions, ses tics de langage rendent très crédible ce personnage abject, dominateur, destructeur, pour qui seules les apparences comptent. Donner l’image d’une famille parfaite, quitte à refuser de voir ce qui dérange, quitte à nier l’évidence.
Un huis clos étouffant et terrifiant écrit dans une langue magnifique, envoûtante : Ariane Monnier, un auteur à suivre !
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