Pour gouverner, tenir les rênes, n’en faire qu’à leur tête et parfois créer et innover, certains ont le bras long. Les écrivains, eux, de long, c’est le mot qu’ils ont, leur permettant d’explorer le temps et l’espace. Ce genre de réflexion vient automatiquement à l’esprit à la lecture de « L’Elixir de l’immortalité » du Norvégien Gabi Gleichmann.
En plus de 500 pages, ce roman parcourt l’incroyable histoire de la famille juive des Spinoza, celle du célèbre philosophe hollandais, qui fut à la fois au milieu du 17ème siècle le grand et presque joyeux apôtre de la connaissance et la bête noire de la communauté israélite d’Amsterdam. Cette saga judaïque est racontée aujourd’hui par Ari Spinoza, le dernier membre de la famille, qui est en train de mourir du cancer. Il fait aussi indirectement appel à certains de ses parents, comme son grand-oncle défunt Fernando, pour nourrir ce récit à multiples facettes et presque toujours captivant.
A sa parution, en 2012, le critique du « Jewish Book Council » avait tracé un parallèle avec « Cent ans de solitude » de Gabriel Garcia Marquez. Ce n’est pas faux, sauf qu’il aurait dû préciser que ce roman, c’est « mille ans de solitude » en Europe, puisqu’avant d’arriver à notre époque internet, la saga démarre en 1129 dans la péninsule ibérique. C’est dans cet espace à la fois portugais et espagnol que la communauté juive a subi ses premières attaques (premiers pogroms, Inquisition), mais aussi donné au monde ses premières avancées mathématiques, philosophiques et culturelles. Fluide, adaptable, souple, intelligente, la famille juive s’est, poussée par la répression, peu à peu posée dans toute l’Europe, flirtant sans cesse avec les allées du pouvoir et de la connaissance, voire de la philosophie, mais sans cesse combattue et malmenée, exploitée, notamment par le catholicisme et plus tard par les communistes et les Nazis.
Le nœud du roman de Gabi Gleichmann, qui paraît en français dans une excellente traduction d’Hélène Hervieu, tient dans un élixir que détient l’un des membres de cette fictive famille. Sa trame, c’est l’histoire de la communauté juive en Europe et aussi l’histoire de l’Europe vue à travers les yeux des Juifs durant presque un millénaire. Comme il n’a peur de rien, Gabi Gleichmann perce sans complexe le mystère du « Juif errant », porté par les folklores et l’opéra. Il le fait comme s’il était un « vrai » historien, alors que ce n’est « qu’un » romancier. Un feuilletoniste superbe, mais un simple romancier, né en 1954 à Budapest, étudiant en Suède et qui vit aujourd’hui à Oslo…
Tout le passage consacré à Voltaire (autour de la page 313) démontre la capacité de Gleichmann à « inventer ». Selon lui, l’auteur de « Candide », « homme rusé et intrigant » aurait aidé plusieurs membres de la famille Spinoza pour une raison peu avouable: chercher à s’approprier le fameux « élixir » devenu propriété de la famille. Objectif : vivre longtemps et profiter d’un temps qui ne passe plus.
Intrigues, amours, exécutions, noblesse oblige, politique, Révolution française, guerres diverses et variées, effervescence, tares du communisme, chute du Mur de Berlin, ce roman foisonnant accumule les faits et les épisodes, à donner le tournis au lecteur. On ne se souvient pas d’avoir lu un tel livre depuis longtemps.