Comment raconter la vie d’un homme romancier de lui-même ? C’est le défi que relève Javier Cercas dans son dernier roman consacré à Enric Marco, le plus grand imposteur espagnol de ces dernières années. Jusqu’en 2005 où il a été démasqué par un historien, ce syndicaliste catalan, aujourd’hui âgé de 94 ans, a réussi à se faire passer pour un ancien déporté des camps nazis et un républicain résistant persécuté.
Cette histoire romanesque avait tout d’une aubaine pour un écrivain qui se faufile d’ordinaire dans les ombres de l’Histoire. Alors pourquoi Javier Cercas a mis huit ans avant de s’attaquer à ce sujet ? Marco étant une création vivante, qu’allait-il ajouter, celui dont le métier est justement d’écrire des fictions ? Le personnage avait en quelque sorte déjà fait le travail. Par conséquent, l’enjeu était de faire surgir la vérité de la construction imaginaire, de mettre en évidence la réalité qui avait servi d’étai au mensonge. Javier Cercas reprend donc l’enquête : Enric Marco était bien en Allemagne en 1941, mais comme travailleur volontaire et pour échapper au service militaire ; s’il a bien eu un ami anarchiste, lui-même n’a jamais fait partie d’une quelconque organisation libertaire. Enfin, s’il s’est caché, ou plutôt s’est fait oublier sous Franco, c’est seulement parce qu’il avait commis quelques larcins. A cinquante ans, quand son pays se précipitait dans la démocratie, Enric Marco s’est donc imaginé une vie bien plus palpitante que son double minable et ordinaire, profitant de l’ignorance de l’Espagne sur son propre passé pour s’engouffrer dans le commerce glorieux de la mémoire. L’imposteur représentait l’héroïsme manqué d’une société qui, à l’objectivité des historiens, préférait la mémoire partiale des témoins. Voilà comment trois romans s’écrivent concomitamment : celui des mensonges du saint laïc autoproclamé, celui du rétablissement des vérités et de la justice rendue, et celui de l’écrivain – peut-être le plus passionnant – qui relate son itinéraire intellectuel, ses rencontres avec Enric Marco, et les troublants parallèles avec Don Quichotte, dont la tragédie était aussi de n’être pas à la hauteur de ses propres rêves.
Javier Cercas est ici au sommet de son art. Non seulement il ne tombe pas dans l’écueil de l’identification, mais il se réfère à l’usurpateur du réel pour redéfinir les fonctions du roman. Sans concession avec son époque ni avec lui-même, l’auteur n’a pas peur de se colleter à plus fort que lui, car malgré toutes les enquêtes et les explications psychologisantes, son sujet ne livre jamais totalement son mystère, et c’est tant mieux, dirait-on, parce que c’est dans cette brèche que le génie du romancier se déploie.