En 1989, Clemens Meyer a douze ans, l’âge de ses héros. Comme eux, il a grandi à Leipzig, alors deuxième ville de la RDA après Berlin. Dans « Quand on rêvait », roman empreint de son expérience, il nous embarque à bord d’une voiture volée pour une virée nocturne à tombeau ouvert. Ne cherchez pas la ceinture de sécurité, accrochez-vous.
Daniel raconte ce qu’il appelle la « grande époque » : adolescent, il vit avec sa mère dans un quartier pauvre de Leipzig ; il retrouve ses amis Rico, Walter et Mark au collège dont le système étatique s’applique à faire de bons citoyens socialistes. Mais pour ces gamins, la vraie vie est ailleurs. D’abord, il n’y a rien de plus important que le groupe, soudé à la vie à la mort, question d’honneur. Lorsque le foyer est en miettes, que le père est absent, en prison, passé à l’Ouest, ou pire encore, qu’il erre ivre mort dans l’appartement et cogne sur femme et enfants, la bande de copains est une seconde famille. Ceux-ci se retrouvent dans les caves, traînent près de la gare, squattent les hangars industriels en ruine, et glissent sur la mauvaise pente, en la prenant pour le chemin de la liberté. Treize ans, c’est l’âge de toutes les initiations : les magazines pornos, le tabac, l’alcool, la drogue, le vol, la bagarre. On ravale ses larmes, on prend des coups et on les rend, « même pas mal ». Même si l’âme est pleine de bleus, le cuir est déjà dur. Les heures de garde à vue s’accumulent, jusqu’au dérapage de trop qui mène au centre de détention pour mineurs. C’est dur, mais à la sortie, il y a toujours les copains qui attendent pour fêter ça à la bière, minimum. Néanmoins, derrière les figures amochées, sous les bravades et les provocations, les cœurs battent au rythme des chimères adolescentes : Rico se voit déjà champion de boxe, quand Daniel rêve de tenir la main de la douce et jolie Katia, et ensemble planifient un casse de croquettes pour chien par solidarité avec l’un des leurs. Dans leur cache de pirates, ils tirent des plans sur la comète, et quand le froid se fait sentir, ils adoptent une grand-mère qu’ils détroussent tout en la protégeant. La narration au présent donne à l’ensemble un caractère cinématographique qui restitue avec force l’ambivalence des personnages et des situations, tout comme l’intensité des dialogues dans lesquels l’argot et le verlan inventent un nouvel idiome que le lecteur apprend sur le tas, selon la stratégie de l’immersion.
« Quand on rêvait » est un roman d’apprentissage décapant sur une société qui commence à organiser sa libération mais laisse une partie de sa jeunesse à la dérive. Grâce à une remarquable traduction qui nous initie aux codes d’une bande de sales gosses qu’on voudrait sauver, on entre à son corps défendant en zone interdite. Car lire Clemens Meyer, c’est se colleter au versant désenchanté de cette époque. Sous une apparence échevelée, la construction est parfaitement maîtrisée, d’une intelligence rare et subtile, qui laisse apparaître les nuances sociales et politiques sans jamais être pesante, car l’histoire est toujours en action, portée par des personnages entiers et bouleversants.