Pour Anna Enquist, pianiste de formation, la littérature est une façon parallèle de dire le monde. Empreints d’une grande sensibilité, ses livres sont souvent dotés de personnages recelant une corde fragile que la musique, exigeante et consolante, révèle dans ce roman choral beau et lumineux.
Caroline, violoncelle, Jochem, alto, Hugo, premier violon, et Heleen, second violon, sont les membres du quatuor amateur qui se réunissent régulièrement pour jouer Bach, Schubert ou Dvorak. Dans la vie, Caroline est médecin, son mari Jochem possède un atelier de lutherie, Heleen est infirmière, et Hugo dirige un espace culturel municipal reconverti en centre d’affaires. Et puis il y a l’octogénaire Reinier Van Aalst, ancien virtuose et professeur de conservatoire perclus de rhumatismes, qui vit en ermite paranoïaque, terrifié à l’idée d’être placé d’office au rebut par les services sociaux. La solitude, le deuil, les problèmes du quotidien dans cette société productiviste rendent essentielles les retrouvailles musicales sur la péniche d’Hugo où les défis, la fébrilité, le plaisir du jeu ensemble sont palpables. Le quatuor n’est pas une addition de solistes : si chacun travaille sa partition, sans les autres membres il n’y a rien, de même que sans l’écoute de ses partenaires, cela peut vite tourner à la cacophonie. Pour l’anniversaire d’un de leurs amis, la formation répète le « Quatuor des dissonances » de Mozart, cadeau éphémère et don inestimable. Quelle satisfaction et quelle joie lorsque de leur fragile communion surgit presque par miracle l’édifice harmonieux !
Le mouvement narratif alterne entre le groupe et les individus, imprimant au texte un agréable tempo, au cours duquel un fil presque insignifiant conduit à un dénouement détonant. Anna Enquist possède une écriture sensorielle, qui décrit le bois qui travaille, l’instrument en corps à corps comme un prolongement de soi ou une armure. Il n’est d’ailleurs pas anodin que l’une des tâches du luthier consiste à replacer l’âme des instruments, cette petite pièce de bois située dans la caisse de résonance. Car oui, il faut prendre soin des âmes, s’accorder dans la vie comme en musique, parce que sinon les notes restent lettre morte. Faire de la musique, on le ressent ici intensément, ce n’est pas s’extraire du monde, c’est y plonger plus profondément.