En Italie, Walter Siti est le roi de l’autofiction. Pas celle qui campe sur le pré carré d’un moi totalitaire mais celle qui explore la frontière littéraire entre fiction et réalité. Ainsi, dans toutes les œuvres de cet écrivain majeur, traduit pour la troisième fois en deux ans après avoir été ignoré des éditeurs français pendant près de deux décennies, « Walter » tient le premier rôle, aussi éloigné de l’individu en chair et en os que l’écriture peut l’être de l’expérience réelle. Toutefois, son dernier roman, vainqueur du Prix Strega l’année dernière (l’équivalent de notre Goncourt), marque une rupture : Walter n’y est plus le personnage principal. Et Siti, le vrai, prouve combien il est doué pour jouer les narrateurs omniscients.
Lors d’une soirée de la jet-set romaine, « Walter » rencontre Tommaso Aricò, « bankster » d’une trentaine d’années, du fric à ne plus savoir qu’en faire. Entre le jeune loup affamé de corps féminins et l’écrivain repu des culturistes qui alimentaient jusqu’alors ses désirs et son œuvre, quelque chose naît, à mi-chemin entre l’amitié et le rapport tarifé : moyennant un généreux salaire, Walter délaissera ses « livres pour pédés » pour raconter le roman de Tommaso. Des faubourgs de Rome aux palaces des quatre coins de la planète, l’histoire de ce prodige des maths vaut tous les Rastignac. Gamin obèse, fils de taulard, Tommaso s’est littéralement extrait de sa condition en s’extrayant de son corps sous le bistouri d’un chirurgien suisse, grâce à la générosité de quelques parrains du quartier. Débarrassé de sa monstruosité, il a gravi les échelons de la société avec la rage des anciens pauvres, fréquentant les puissants (de Berlusconi aux vedettes des talk-shows), couchant avec des mannequins hors-de-prix, couvrant sa mère de meubles rococo. Mais ce n’est pas tant la fulgurance de son ascension sociale que son issue – en forme de cul-de-sac – qui intéresse le narrateur. Car il n’est pas question pour Siti de faire de l’histoire de cet homme un conte de fées moderne. « Résister ne sert à rien », précisément : en devenant l’un des plus habiles spéculateurs de sa génération, celui qui servit la soupe populaire pendant ses années d’études n’a pas d’autre choix que de devenir un criminel. Et le narrateur d’interroger la figure du héros – double de l’auteur ? – et les passerelles entre récit véridique et roman vraisemblable.
L’argent est le grand tabou de ce roman aussi documenté qu’un essai économique – l’argent dont le sexe est l’avatar triste et toujours décevant : « l’orgasme est une taxe financière ; à payer sans y perdre trop de temps, avec des brunes très jeunes ou des blondes grassouillettes, seules ou en couple, mais toujours manœuvrables et latérales, avec des flancs minces et des seins gonflés comme un juron », lit-on dans les dernières pages du livre. Mais « Résister ne sert à rien » n’est pas que cela. En effet, s’il était passé à la moulinette d’une traduction standardisante, il aurait manqué sa cible. Dans ce roman sur l’abus de pouvoir – du pouvoir de la fiction et de l’écriture, surtout –, dans ce récit jamais moralisateur, la langue endosse le rôle principal. Le traducteur, Serge Quadruppani, a tordu le cou au redoutable préjugé selon lequel une « bonne traduction » devrait donner l’impression d’avoir été écrite en français ; il est parvenu à préserver le trésor le plus précieux de l’œuvre de Siti, cette étrangeté qui s’immisce dans chaque phrase, dans chaque incorrection de langage, dans chaque virgule bizarrement placée. Le dialecte de la Rome indigente se mêle au « globish » des salles de marché, à l’espagnol italianisé d’une escort argentine, au latin d’une « écrivaillone » dans laquelle Tommaso cherche en vain un reflet flatteur, pour rejaillir chez un psychanalyste des beaux quartiers qui décrypte chacun des lapsus de ce héros déboussolé. En faisant entendre la version originale (conservant souvent, même, des fragments en italien dans le texte), la traduction nous plonge dans un monde désorienté, qui a aboli les frontières et qui pratique le mélange des genres. Si bien que lire Walter Siti en français aujourd’hui, c’est s’initier au bonheur troublant et exigeant de l’ »étrangeté » de la littérature étrangère.