Tanger, 1956 ; Bennington (U.S.A), quelques années auparavant.
Sur le mode du récit choral, ce roman propose un thriller psychologique mettant en scène deux jeunes femmes, Alice, d’origine états-unienne, issue de la « bonne bourgeoisie », irritante par sa passivité, ses maladresses et sa personnalité équivoque ; Lucy, résidant en Angleterre, débordante d’assurance, impétueuse et machiavélique à l’envi.
Le Maroc est « aux portes » de l’indépendance. Alice, expatriée, n’a jamais supporté Tanger, étouffante, poussiéreuse et oppressante. Mais, pour faire table rase du passé et oublier le Vermont américain et le drame subi à l’Université de Bennington – que l’auteur nous dévoile progressivement – elle y a pourtant a suivi son mari, John, sans parvenir à s’assimiler.
Autant d’efforts inutilement consentis quand, un an après, Lucy, son ancienne amie et colocataire à la faculté, débarque dans la ville d’Afrique du Nord. Celle-ci est déterminée, avec un projet aussi minutieux que terrifiant, à retrouver Alice.
Ainsi fait, Lucy s’emploie à raviver le passé. Elle s’efforce d’éloigner Alice de son énigmatique et sulfureux époux. Au fil du roman, la tension entre les deux héroïnes ne cesse d’évoluer autour d’une ambiance de plus en plus pesante, malsaine et perverse pour atteindre une fin paroxystique.
Christine Mangan est diplômée du « Columbia College Chicago » ; elle obtient un MFA d’écriture de l’University of Southern Maine. En Irlande, où elle réside par la suite, elle acquiert un doctorat de l’ »University College Dublin » (La littérature gothique du 18eme siècle). Elle vit actuellement à Brooklyn.
« Tangerine », publié en 2019 aux éditions Harper-Collins, traduit de l’américain par Laure Manceau, est son premier roman.
« Imaginez Donna Tartt, Gillian Flynn et Patricia Highsmith écrivant ensemble le scénario d’un film d’Hitchcock », précise le bandeau attaché à l’ouvrage….
Le roman de Christine Mangan est particulièrement captivant, terrifiant parfois. C’est un premier récit assez bien réussi ; il offre un moment de lecture passionnant. En effet, même si le déroulement de l’intrigue et son dénouement n’offrent pas une originalité rare, l’auteur nous procure un suspense psychologique cohérent et riche en rebondissements efficaces.
ALICE :
« J’en avais assez des réponses évasives, des bouts d’informations que Lucy me jetait en pâture quand bon lui semblait. Je ne savais toujours pas ce qu’elle faisait à Tanger, enfin pas vraiment, ni combien de temps elle prévoyait de rester. Je ne savais rien de ses journées seulement ce qu’elle m’en racontait le soir… ». (P.106 107).
LUCY :
« Debout devant la fenêtre, face à l’obscurité du dehors, je songeai que j’allais devoir le dire à Alice. Je ne pouvais plus reculer. Il fallait que je la mette au courant…, de la pendule qui égrenait les secondes un peu trop vite derrière nous, où que nous allions… ». (P.120).
L’on peut déplorer quelques lourdeurs de style et syntaxiques. Par ailleurs, le sentiment de lire, par endroit, les premières épreuves d’un manuscrit est désagréable. Néanmoins, ces considérations formelles ne ruinent pas fondamentalement les qualités du roman.
Par surcroît, le récit est sublimé par le choix de l’auteur de conduire l’intrigue sur le mode choral. Alice et Lucy, au fil de chaque chapitre – au moyen de narrations successives et complémentaires – racontent, tour à tour, la même histoire, les mêmes événements – les leurs – mais dévoilés au travers de leurs points de vue respectifs. Saisis dans leur ensemble, ces récits bâtissent une intrigue particulièrement vivante et machiavélique. De même, les recours fréquents aux « flash-back », durant les années universitaires d’Alice et de Lucy à Bennington, permettent de comprendre, progressivement et jusqu’au dénouement, le comportement actuel de celle-ci à l’égard de celle-là ainsi que l’intrigue dans son unité.
Parce qu’elle a respecté les règles du roman psychologique tel que nous les concevons, l’auteur abandonne à l’intelligence du lecteur, les causes des motivations profondes de Lucy. La jalousie, la cupidité, une amitié fusionnelle, des amours homosexuelles contrariées, une perversité narcissique exacerbée…, sont autant d’explications plausibles aux scénarios cyniques de Lucy à l’endroit de son « amie » Alice, aussi irritante qu’évanescente.
Si le premier roman de Christine Mangan est entièrement accompli, le seul augure d’une suite à cette histoire serait dès-maintenant réjouissant…