Trajectoire au singulier et pourtant c’est bien de quatre trajectoires dont il est question dans ces longues nouvelles ou courts romans qui mettent en scène des personnages ordinaires, des gens comme vous et moi, qui, à un moment donné de leur vie, souvent poussés par le hasard, sont amenés à repenser au passé. Un retour en arrière qui leur fera considérer les choses autrement, qui les amènera à se demander s’ils ont fait le bon choix, si au fond, une autre route ne les aurait pas conduits vers un ailleurs meilleur peut-être, différent sans doute. Un regard vers le passé qui leur permettra de repartir vers un avenir, disons, peut-être plus apaisé.
Quatre nouvelles donc dans lesquelles les personnages prennent conscience qu’ils n’ont peut-être pas vécu la vie dont ils rêvaient mais qu’il leur faut tout de même avancer.
Face à James Cox, son étudiant, Janet est perplexe : il a triché, elle en est bien persuadée, mais elle ne sait comment réagir. Elle repense soudain au moment où, fière de son travail, elle s’était présentée un jour devant le fameux professeur Marcus Bellamy, celui qu’elle admirait tant et dont elle espérait des encouragements ou bien même, dans le secret de son coeur, des félicitations. Et pourtant, les mots qu’elle entendit ce jour-là ne furent pas ceux auxquels elle s’attendait : « C’est un devoir soigné. Impeccable. Seulement, ce n’est pas le vôtre… C’est comme si vous n’existiez pas. »
En quoi, au fond, était-elle différente de ce James Cox qui est maintenant en face d’elle et dont elle ne sait que faire tandis que le doute s’empare d’elle ?
Depuis cette rencontre avec ce professeur, a-t-elle vraiment réussi à être elle-même, à se révéler, à exister ou bien s’est-elle fondue dans un moule, le moule de l’Université et dans une pensée et un discours formatés ? Est-elle différente de ce gamin qu’elle accuse de plagiat et qui la regarde d’un air vaguement moqueur, s’interroge Janet dans la première nouvelle intitulée « Cavalier »?
Dans « Voix », mon récit préféré, un petit groupe de personnes originaires du Massachusetts arrivent à Venise pour la Biennale et parmi elles, se trouvent deux frères très différents l’un de l’autre : Nate, professeur d’université, célibataire, dépressif, doutant beaucoup de lui-même et Julian, le fonceur, le dominateur, le séducteur. Ils se sont peu vus ces derniers temps et leurs relations sont assez tendues. Pourquoi Julian a-t-il fait signe à son frère ? Que cherche-t-il ? Attend-il quelque chose, espère-t-il un changement ? Depuis l’enfance, depuis une mère alcoolique avec laquelle ils n’ont pas eu la même relation, chaque jour les a éloignés l’un de l’autre… Vont-ils profiter de ce voyage pour se retrouver ? Les petites ruelles de Venise ne risquent-elles pas de les perdre encore davantage ? Heureusement, les téléphones portables permettent de se rejoindre plus facilement qu’avant… encore faut-il tomber sur autre chose qu’une messagerie. Drôle de voyage pour ces deux frères… Tandis que le passé resurgit et vient assombrir un présent déjà bien terne, il faudra faire face et tenter de s’accepter tel qu’on est, condition nécessaire pour aller enfin vers l’autre, le frère, et l’aimer, enfin.
Deux autres nouvelles encore : « Intervention » dans laquelle Ray, agent immobilier, essaie de vendre à un couple de Texans pas piqués des vers la maison surchargée de souvenirs d’une amie, tentant d’oublier ponctuellement une tumeur maligne pour laquelle il doit prendre un rendez-vous. Ce qu’il ne fait pas, reproduisant ainsi les erreurs de son père dont l’attitude le hante. Enfin, « Milton et Marcus » met en scène un narrateur romancier, Ryan, qui va accepter de retravailler un scénario pour un producteur de cinéma hollywoodien – pacte avec le diable – dans un but qui lui tient à coeur : avoir suffisamment d’argent pour pouvoir soigner sa femme.
Les personnages de Russo, en butte à leur questionnement existentiel, à leurs doutes ou bien à leur maladie qui les empêchent de s’accepter, de s’aimer, d’être en phase avec eux-mêmes, sont tous à un tournant de leur vie. Ils ont quarante, cinquante, soixante ans, ces âges où l’on s’interroge, où l’on fait un bilan parce que l’on sait qu’il y a plus derrière que devant.
C’est avec un sens du détail inouï, une très grande sensibilité et beaucoup de finesse que Richard Russo peint des personnages en souffrance qui, confrontés soudain à un événement douloureux du passé qui refait surface, finissent par avoir une nouvelle lecture d’un présent qu’ils vivent mal et qui pèse trop lourd. Soudain plus lucides, ils acquièrent alors la capacité de considérer leur trajectoire, de l’analyser, d’en soupçonner toutes les variantes qu’il leur aurait été possible d’envisager, et surtout, ils trouvent la force de poursuivre le chemin déjà commencé.
Il y a beaucoup de mélancolie qui émane de ces pages, l’idée que la vie, au fond, n’a rien d’un long fleuve tranquille et que chacun s’en tire à sa façon, c’est-à-dire comme il peut.
Pas beaucoup d’illusions en somme dans ces récits où les personnages sont parfois drôles, émouvants et toujours très humains. On ressent beaucoup de tendresse de la part de Russo pour l’humanité telle qu’elle est : médiocre, ordinaire, fragile, vulnérable et en même temps si attachante, si forte, si courageuse.
Magnifique !
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