Fréquentez-vous les librairies d’occasion ? Figurez-vous que c’est dans l’une d’elles, dans les années 1990, que l’écrivain Jonathan Lethem découvrit les livres de Don Carpenter, auteur génial des sixties tombé dans l’oubli. Quand on lui demanda d’éditer son roman posthume, il accepta, et c’est Cambourakis qui nous en offre la primeur en français, dans un bel objet-livre assorti d’une postface passionnante de son admirateur.
En 1959, Jaime Froward rencontre Charlie Monel lors d’un cours de littérature à l’université de San Francisco. L’étudiante tombe amoureuse de ce vétéran de la guerre de Corée, boursier brillant, qui a l’ambition de publier un roman, le « Moby Dick de la guerre ». Quand Jaime est enceinte, ils se marient, tout en se jurant de ne jamais abandonner leurs rêves d’écriture. Le couple s’installe alors en Oregon, où Charlie est enseignant ; de son côté, Jaime a le sentiment d’être enfermée dans un statut qu’elle n’avait pas souhaité si prompt, mais elle finit par se faire à cette vie, d’autant que la maison se remplit d’autres aspirants auteurs, l’écriture chevillée au corps par idéalisme, revanche ou ambition, et avec lesquels ils forment le groupe de Portland.La côte Ouest, ce n’est pas New York : ici, on est sous l’influence de la Beat Generation, on se retrouve dans les bars pour boire des bières jusqu’à pas d’heure avant de se rasseoir le lendemain devant sa Remington. Parfois, la chance sourit et on est publié dans une revue médiocre, mais qui paie cash. Entre génie et recette, où est le curseur du talent ? L’œuvre qu’on porte en soi est une progéniture ingrate, exigeant de la sueur, des larmes et des nuits blanches sans garantie de survie, sans compter que la jalousie inhérente au succès des élus gangrène l’amour et l’amitié. Au pays des écrivains, nombreux sont ceux qui perdent leur âme ou sont pris dans les filets des éditeurs et des réalisateurs d’Hollywood sans scrupules. Les Melville, Hemingway et autres figures tutélaires en prennent un coup, mais la réalité, pour Charlie et les autres, c’est l’argent, la famille, l’alcool et les dérapages incontrôlés.
Vous aussi, entrez au « Sans nom », asseyez-vous au comptoir et laissez Don Carpenter, ce gars de la scène de San Francisco, vous raconter sans fard une époque où tout semblait possible à des personnages plus humains et attachants les uns que les autres, et que vous serez triste de quitter à la fin du roman, excellemment traduit par Céline Leroy. Il fallait bien cela pour honorer un chef-d’œuvre ressuscité !