Une illusion passagère
Dermot Bolger

Traduit par Marie Hélène Dumas
Joelle Losfeld
août 2013
136 p.  15,90 €
ebook avec DRM 11,99 €
 
 
 
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L’espace d’une nuit

La cinquantaine déclinante, Martin se sent vieilli, usé, fané. Sa carrière de haut-fonctionnaire au sein du gouvernement irlandais bat de l’aile et sa vie familiale n’est pas des plus reluisantes, entre une épouse mutique et indifférente qu’il n’a pas touchée depuis des années, et trois filles devenues femmes se rêvant en héroïnes de « Virgin Suicides », et dont il ne comprend pas la passivité. En visite officielle en Chine, seul dans sa luxueuse chambre d’hôtel, Martin établit cet amer constat, alors que le ministre et ses conseillers ont préféré se rendre sans lui à Tianjin et Shangri-La. Relégué au second plan,  une nouvelle fois. Il n’est après tout qu’un « fonctionnaire relativement insignifiant » et s’étonne de l’empressement du personnel de l’hôtel autour de lui. Pour rompre avec les idées noires qui l’assaillent et avec sa solitude, il commande à la réception un massage, ne sachant pas vraiment à quoi s’attendre. Mais la douceur et la discrétion de la jeune femme qui pénètre dans sa chambre le rassurent immédiatement,  l’habileté de ses mains le plonge dans un état second, lui qui n’a pas été touché depuis si longtemps. La complicité qui s’installe entre eux malgré la barrière de la langue se change bientôt en désir sensuel, dont le charme reste intact pour Martin jusqu’à ce que la jeune femme, de condition modeste, monnaie ses faveurs.

Toute la tension de ce court roman réside, nous l’aurons deviné, dans le fait de savoir si Martin cèdera ou non à l’appel de la chair – résolution finalement éludée avec plus ou moins de bonheur, mais cela reste secondaire. Car ce qui nous touche dans ce récit, c’est avant tout la détresse de cet homme semblable à des millions d’autres, qui n’a pas vraiment l’étoffe d’un héros, mais dont on ne ne peut blâmer la médiocrité. En l’espace d’une nuit, mêlant l’expérience de ce massage au bilan de toute une vie, Dermot Bolger fait naître une certaine empathie entre son lecteur et son personnage. Si certains auront du mal à s’intéresser à l’histoire et aux doutes de Martin, il est probable que, pour d’autres, ce roman engendrera un même questionnement.

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coup de coeur

Dans la brèche de la solitude

Martin fascine par sa très grande banalité. De cet « individu insignifiant déguisé en personnage de marque », Delmot Bolger fait une figure romanesque inoubliable. Martin, qui comptabilise trente ans de mariage avec Rachel (fort de ses trente ans de mariage, pourrait-on dire, si en vérité il n’en était pas plutôt faible), souffre d’un cruel manque d’amour et de tendresse. Longtemps que Rachel et lui font chambre à part. Et sans le contact d’une peau sur la sienne, sans regards aimants, comment se sentir encore exister ?

Fascinante aussi, la vision de Dermot Bolger de l’Irlande et de la façon dont y est conduit le pouvoir. Les masques qu’impose la diplomatie sont les mêmes partout. Martin est régulièrement « envoyé à l’étranger pour discrètement masser l’ego d’un sous-secrétaire d’Etat ». S’il se trouve en Chine, c’est à l’occasion de la Saint-Patrick et « afin de maintenir l’illusion que son ministre était un homme politique influent ». Bolger fait preuve de cynisme et c’est jubilatoire.

Pékin est « la ville où l’on pouvait avoir tout ce qu’on voulait ». La différence culturelle érige des barrières que le contact de la peau semble pouvoir faire tomber… Ce très court roman se lit d’une traite et happe. Il y règne une ambiance qui n’est pas sans rappeler Lost in translation et ce champ de perspectives qu’ouvre l’expatriation temporaire. Dans la brèche de la solitude s’engouffrent des espoirs aussi grands que sont profonds les abysses du manque. Dermot Bolger analyse au scalpel les ravages de l’absence d’amour sur la confiance en soi. C’est brillant et incisif, tristement lucide aussi. Et ça nous interroge sur notre rapport aux autres, et leur rapport à nous, en nous secouant un peu. Voire beaucoup. Contrat littéraire plus que rempli.

Dans sa version originale, le roman s’appelait The Fall of Ireland. Toutes les illusions ne se terminent-elles pas par une chute ?

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