Boris Zaïtsev, né en Russie en 1881 et mort à Paris en 1972, est injustement méconnu. Disciple de Tourgueniev et de Tchekhov, il s’est servi de sa propre expérience d’émigré pour écrire en 1933 « Une maison à Passy », un roman où il raconte la vie d’une communauté russe anti-bolchévique exilée à Paris après le renversement du régime tzariste en 1917.
Dans l’est parisien, une vaste maison entourée de marronniers qui appartient à un couple français, est répartie en appartements abritant des Russes blancs issus de la diaspora. Parmi les locataires, on trouve Mikhaïlytch, un vieux général déchu qui enchaîne les emplois ingrats ; Kapa, une jeune femme cynique et dépressive ; Dora, sa voisine de palier, aristocrate juive devenue masseuse à domicile, qui vit avec son fils Rafa. Logent aussi dans la maison une couturière et sa vieille mère, ainsi qu’un ancien combattant reconverti en chauffeur de taxi. Le dernier arrivé est Anatoli, qui se fait passer pour un marchand d’art. Enfin Geneviève, une prostituée, est aussi de la maisonnée : française mais exilée sociale, elle croise ce petit monde dans l’escalier tous les après-midis lorsqu’elle part travailler.
Le besoin d’argent relie ces personnages déclassés. Pourtant, aucun ne confesse ses préoccupations pécuniaires, amoureuses ou existentielles, par fierté, souci des apparences ou isolement. Cependant la promiscuité favorise les rapprochements : on se rencontre dans un couloir, on échange quelques mots devant une porte entrebâillée, et le soir, les cloisons semblent bien minces. C’est ainsi qu’on découvre des failles dans les murs de cette maison aux allures respectables : Kapa entretient une relation amoureuse destructrice avec Anatoli, un gigolo qui court les hôtels particuliers pour emprunter de l’argent. Dora boit parfois afin d’oublier sa culpabilité quand elle succombe à son tour à ce séducteur hypocrite. Peu à peu, on se rapproche pour moins ressentir la solitude, comme le général affectueux qui prend Rafa sous son aile. Le temps réorganise les relations, les appartements s’ouvrent et les misères ainsi que les joies sont partagées. Le salut passe par la communauté, c’est ce que dit en substance le troublant Melchisédech, un prêtre orthodoxe chargé de recueillir des fonds pour la construction d’un ermitage : une autre maison russe en somme, la religion en plus.
Les dialogues de Zaïtsev sont ciselés avec un classicisme et une précision d’orfèvre ; les pensées des personnages sont autant de petits portraits accrochés aux murs des modestes meublés, et qui en disent long sur la nature de leurs habitants. Une profonde empathie nous lie à ces personnages au destin tragique, l’on s’identifie à la jeune femme insatisfaite, au père qui glisse des piécettes dans une bouteille en attendant la venue de sa fille… Passy est une maison de passage, où les Russes expatriés reprennent haleine avant de prendre le large pour une autre vie. Et lorsqu’il se vide de ses habitants, l’abri n’est plus qu’une coquille vide vouée à disparaître.
Ce roman humaniste et délicat aux accents nostalgiques nous invite à entrer sur la pointe des pieds dans ce nid russe, où les personnages cherchent à apaiser leur âme grâce à l’amour, au mysticisme, à s’accommoder à une nouvelle vie dont ils se font une raison.