Au menu de la rentrée 2012, le « Comme une bête » (Gallimard) de Joy Sorman plongeait son lecteur dans le quotidien de Pim, un apprenti boucher épris de son travail et des bêtes destinées à son étal. Quiconque aura apprécié cet ouvrage sera probablement curieux de découvrir les « 180 jours » d’Isabelle Sorente qui a, elle aussi, choisi le genre romanesque pour aborder la condition animale en lien avec l’industrie agro-alimentaire, sur laquelle elle a longuement enquêté.
Pour les besoins de son séminaire sur la question animale, Martin Enders, un jeune professeur de philosophie, décide de s’immerger dans le quotidien d’un élevage porcin de province. Sans être un fervent défenseur des animaux ni un végétarien convaincu, Martin se doutait que l’expérience serait éprouvante. Mais ce qu’il découvre dans cet univers quasi surnaturel, où chaque geste est guidé par la logique industrielle de rendement maximal, dépasse l’entendement : quinze mille porcs disséminés dans sept bâtiments selon leur stade d’engraissement, qui ne verront jamais la lumière du jour, entassés les uns sur les autres jusqu’à leur départ pour l' »Outil », où ils seront abattus, transformés et finiront sous vide dans les rayons d’un supermarché. Au contact de Camélia, un jeune porcher estimé de tous et destiné à reprendre l’entreprise, Martin se familiarise avec les bêtes et en vient à s’interroger sur leur condition. Que ressentent-elles au fil des 180 jours de leur triste existence ? Ont-elles conscience qu’une mort certaine les attend ? Quelques spécimens semblent pourtant sortir du lot : c’est le cas de Marina, une truie aux yeux fardés de noir ainsi nommée par Camélia, qui s’échappe parfois de son box pour se dégourdir les pattes et préfère éliminer sa progéniture à la naissance pour lui épargner une existence misérable. De plus en plus isolé parmi son entourage, qui ne veut rien connaître de son expérience, Martin se rapproche de Camélia avec qui il se découvre de nombreux point communs. Mais leur entraide, nécessaire dans cet univers où l’on ne peut que s’endurcir ou sombrer, leur permettra-t-elle pour autant de tenir le coup?
Les âmes sensibles -dont je suis- auront tôt fait de remiser ce roman, pensant se prémunir contre une réalité aussi laide que perturbante de nos sociétés de consommation, réflexe qui pourrait néanmoins vous faire passer à côté d’un ouvrage important, voire essentiel. Si le choix de la narration romanesque n’atténue en rien la violence des descriptions, « 180 jours » ne s’apparente pas pour autant à un plaidoyer pour la cause animale même s’il invite son lecteur à s’interroger sur le statut de l’animal en tant qu’objet soi-disant privé de sentiments. L’amitié entre Martin et Camélia demeure le coeur du récit et, à travers cette amitié, leurs conditions de travail qui tendent elles aussi vers une déshumanisation, au point que le destin des hommes se trouve lié à celui des bêtes. Technicisé à l’extrême, ce lieu caché, occulté car honteux, où la vie est savamment domestiquée et soumise aux chiffres, a quelque chose de futuriste, version « Orange mécanique ». « 180 jours » : roman d’anticipation ? Cela n’est pas à souhaiter…