Serge Mestre n’avait pas l’ambition d’écrire une biographie de Federico Garcia Lorca, non, son projet était bien plus original. En rendant justice aux trois autres assassinés par la garde franquiste la nuit du 17 août 1936, il peint l’Espagne du début des années 30, qui se permet un rêve et un espoir fous : devenir une république par la seule volonté de son peuple.
A 29 ans, Federico Garcia Lorca publie son « Romancero gitan », dont le succès dépasse les frontières. Il fait partie de l’avant-garde artistique, comme Salvador Dali, Luis Buñuel et Manuel de Falla ; néanmoins, s’il fréquente la Résidence d’étudiants et les cafés madrilènes, il est viscéralement attaché à l’Andalousie et à la propriété familiale. En 1929, la rupture avec son amant le plonge dans la dépression, et il embarque pour une traversée de l’Atlantique, direction New York, où sa réputation le précède. Il y est accueilli chaleureusement et devient la coqueluche du moment. Il donne des conférences et des concerts de piano, virevolte de soirées en cocktails fitzgéraldiens, lit Dos Passos, découvre Harlem et le jazz, les gratte-ciels et la ségrégation raciale. Pendant que Federico s’attarde à Cuba, la Seconde République est proclamée en Espagne après les manifestations antimonarchistes et les élections de 1931. On y suit deux banderilleros anarchistes et un instituteur socialiste aux idées progressistes. Lorsque le poète national rentre au bercail, il compte bien prendre part à l’effervescence générale, et dirige La Barraca, théâtre ambulant populaire qui se donne pour mission d’aller jouer les classiques dans les petites villes. Mais le chaos règne un peu partout, la droite conservatrice fomente son retour, les militaires veulent tirer leur épingle du jeu, les syndicalistes appellent à la grève générale et les socialistes se disputent le pouvoir, dans une Europe où les nationalismes menacent. Pendant cette époque trouble, à la fois pleine de crainte et d’espérance, nombreux sont ceux qui s’exilent ; Garcia Lorca, lui, reste, fidèle à son Andalousie qu’il poursuit partout où il se trouve, à l’affût de ses couleurs, de ses parfums et de son chant. Car là réside le mystère de son œuvre, nourrie de la modernité des ailleurs et enracinée dans les traditions populaires du pays natal.
Les compagnons d’infortune de Garcia Lorca auraient pu être des personnages de son théâtre, que l’amour de la liberté a conduits à la mort. Avec leur assassinat, c’est la parole solaire et terrienne de tout un peuple qui est muselée. Serge Mestre l’a ressuscitée : écoutez-la, elle court comme l’eau d’une source, ensanglantée mais intarissable et éternellement belle.