Tout d’abord il y a la beauté de l’objet-livre avec sa couverture de papier mat où Louise Brooks, dans une scène de « Pandora’s box » de Pabst, vous harponne d’un regard intense que seule une star du cinéma muet peut offrir à une caméra. Vous l’ouvrez et tombez sur une page toute noire où il est inscrit « Ouverture au noir », terme technique de cinéma pour décrire l’image qui apparaît progressivement. Ces pages vous les retrouvez, rythmant les différentes parties du livre comme un effet de scansion qui accompagne le fil tendu d’une narration sous tension. Vous êtes séduit. Tout, dans l’objet, semble si raffiné, qu’on y plonge avec curiosité.
Et ce livre, « Archives du vent », tient toutes ses promesses. Il est éblouissant tant au niveau du style que de son histoire, hypnotique. Pierre Cendors, dont c’est le cinquième roman, reste injustement méconnu. De lui, on ne sait pas grand-chose. Ses éditeurs cultivent une forme de mystère, à coup de « paraît-il », de « peut-être ». « Un écrivain de langue française né en 1968 » est sobrement mentionné à son sujet sur le rabat du livre. En cherchant un peu, on découvre qu’il est aussi poète, qu’il vit ici et ailleurs : entre Prague, Berlin, la Suisse, l’Irlande, l’Oise ou l’Écosse. À la lecture de son texte aux saveurs de l’ailleurs, on comprend qu’il ne pouvait en être autrement, il ne peut être qu’un écrivain errant.
Egon Storm, le personnage principal de cette histoire est un réalisateur de génie qui vit retiré du monde en Islande. Avec la complicité d’un vieil et fidèle ami, Karl Oska, propriétaire d’un ciné-club de Munich, il organise à distance par exécution testamentaire, la projection d’une trilogie qui va révolutionner le monde du cinéma. Il décide de programmer ces trois films évènements à cinq ans d’intervalle, le jour de l’équinoxe d’automne. Storm a inventé le Movicône, un procédé d’archivage numérique qui permet de réunir à l’écran des figures immortelles du cinéma sans qu’elles ne se soient jamais rencontrées devant la caméra. Ainsi tel un apprenti sorcier de la pellicule, en récupérant les expressions, les gestes, les intonations d’acteurs de légende, il compose des rôles inédits et recrée les nuances subtiles de leur jeu. De cette façon, il parvient à faire jouer ensemble des géants comme Marlon Brando et Louise Brooks ou des personnalités comme Einstein et Hitler. Mais à chaque sortie de ses films, une mort mystérieuse advient. Alors qu’Egon Storm évoque, dans un ultime message la diffusion d’un quatrième Movicône totalement inattendu, dont le personnage central serait un certain Erland Solness, le fils paumé de ce dernier Erl, part à la rencontre du réalisateur en Islande en quête de son père méconnu.
Pour écrire cette histoire et se documenter, l’auteur s’est envolé pour l’Islande en 2011. Pas étonnant que le personnage central de son roman s’appelle Egon Storm, nom inspiré d’une tempête violente qui a balayé les côtes scandinaves. Il souffle sur ce livre des forces magnétiques, que l’on retrouve au pays des geysers et des trolls dans la confrontation des éléments entre visible et invisible. Entre le feu et la glace.
Du premier film Movicône de Storm, intitulé « Nébula », Pierre Cendors nous dit que « si c’était un livre, Kafka et Emily Brontë l’auraient écrit ensemble ». C’est ce qui résume le mieux « Archives du vent », qui allie le romantisme et l’âme farouche de la romancière britannique à l’atmosphère obscure et fascinante de l’auteur pragois. L’éblouissant roman métaphorique de Pierre Cendors parvient à nous faire pénétrer dans son monde imaginaire où règnent les puissances créatives de cet « autre réel » qui se joue de la vérité tout autant que de la réalité. Si « Archives du vent » était un film, Ingmar Bergman et David Lynch l’auraient écrit ensemble. Bonne séance.