Par un de ces hasards que connaissent les lecteurs aguerris, je venais de fermer, un peu essoufflé, le dernier livre d’Hervé Le Corre, Prendre les chiens pour des loups, qui s’achève quelque part dans les Pyrénées où une autre vie est peut-être possible pour son personnage principal, pour entrer dans le livre de Pierre Adrian, au titre flaubertien Des âmes simples, qui se passe lui, entièrement, dans les Pyrénées, dans la vallée d’Aspe pour être précis.
Qu’est venu chercher dans ce paysage grandiosement torturé où lumière et ombre ne cessent jamais leur combat (« Les montagnes sont les dernières qui attrapent le jour vanné ») le narrateur, un tout jeune homme, dans ce coin où comme en un cul-de-sac sont venus s’échouer des êtres tellement fatigués de vivre ? Une rencontre avec Dieu, s’il est vrai que la montagne est le lieu par excellence de l’épiphanie ? Non, car il n’a pas la foi. Mais avec son saint, oui. En l’occurrence, Pierre, le curé du village, Sarrance, et de la vallée tout entière, qui tente de maintenir à flot un monastère qui menace ruine. Il y accueille tous les blessés de la vie, les pélerins épuisés, les drogués, les alcooliques, les femmes battues, sans jamais les juger, sans chercher à les convertir mais en leur offrant son écoute et son amour – qui est l’amour de Dieu pour chacun. Il parcourt les routes, en pleine nuit, pour répondre à l’appel angoissé d’un vieux berger que la tentation du suicide vient saisir – à quoi bon cette vie solitaire ? Quel sens donner à cette existence remplie de travaux et de frustrations ? A quel combat encore s’accrocher ? D’autres se battent pour que renaisse la ligne de chemin de fer qui reliait Pau à Canfranc, comme Etienne, et cela tourne à l’obsession, ou comme l’Indien, Eric Petetin, et l’échec de la Goutte et de sa contre-culture scelle la fin d’une époque – il y a des pages très fortes dans lesquelles le narrateur parcourt la ligne abandonnée, ses tunnels, ses ouvrages d’art, d’autres où il décrit la gare de Canfranc, « gros paquebot abîmé dans son sable », Canfranc, oublieux de sa gloire passée et découragé de jamais pouvoir la retrouver. D’autres ont tout abandonné pour un retour à la terre et à l’élevage mais y a-t-il là un germe de renaissance pour la vallée ? rien n’est moins sûr. La vie des hommes, comme les montagnes elles-mêmes, semble chaotique.
S’il n’y avait Pierre, homme de foi, qui représente la timide et obstinée force de l’amour à laquelle viennent se réchauffer, malgré tout, les habitants de la vallée et ceux qui n’y sont que de passage. « Le cérébral est l’ennemi du coeur, essaie-t-il d’expliquer au narrateur. Tu ne viendras pas à la foi par l’intelligence. Par les livres, la philosophie, la théologie. Je crois que l’intellectuel ne voit que la pointe émergée de l’iceberg. Alors qu’avec le coeur, je dépasse mes schémas. Les murs tombent, un à un, par pans entiers. »
Oui, Pierre est peut-être un des derniers à avoir la foi – et malgré le désir qu’il en a le narrateur n’y parvient pas ; l’émotion très intense de la messe de Noël qui rassemble pour un moment parents et enfants, jeunes et vieux, autour de l’Enfant, qu’il sait rendre avec beaucoup de vérité, ne l’empêchera pas de repartir le lendemain pour Paris. Et l’on pense à la phrase du Christ qui s’interroge douloureusement dans l’Evangile de Luc : « Quand le Fils de l’Homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? »
C’est un beau livre que nous donne Pierre Adrian, l’écriture en est tourmentée à l’image de la situation même qu’il nous restitue – ‘ »Boulimique, je vis condamné à recracher ce que j’ai vu », – mais avec une ferveur qui est celle-là même de Pierre en dépit des périodes de découragement et d’abandon qu’il lui faut dépasser. Un livre qui ne laisse pas indifférent et pas seulement parce qu’on connaît les paysages dont il parle.