Nous sommes en plein été, il fait chaud, très chaud, Phlox sort de chez lui. « En ouvrant la porte –il louait l’ancien logement de l’écluse-, Phlox trouva le canal vide et gras de boue luisantes, bouteilles, plastiques, bottes molles, tubes crevés, tous objets englués que trois hommes au torse moite jetaient sur la berge. » Les ouvriers curent, nettoie la boue et… trouvent un sac plastique avec un tournesol bleu quasiment neuf (très important). Hilaire n’a pas l’air d’avoir envie de l’ouvrir, ce sont ses collègues Polycarpe et Clovis qui en sortent un objet oblong « Je crois que c’est un crâne, Monsieur le Maire, un crâne humain. De toute évidence. ». Les gendarmes arrivent, etc.… Cela pourrait être l’entame d’un polar, mais ce n’est pas l’angle pris par l’auteur. A qui appartient la broche bleue, les ossements ? Qui est ce monsieur Phlox trouvé à sa naissance dans un train. Pourquoi vient-il s’installer ici, justement ici ? Parlons également de la mort d’Emma Bold, réfugiée dans le village pendant la guerre et enterrée dans le cimetière. N’oublions pas le soldat allemand qui jouait avec Basilide enfant, parti sans jamais lui écrire malgré la promessse, la noyade d’Athanase. Il y a si longtemps, ils étaient des gamins, Les souvenirs remontent à la surface, poissent encore plus l’air surchauffé. Cette nuit, où personne ne dort, est propice aux confidences. Leur histoire est comme le squelette, incomplète. A eux de curer leurs souvenirs, de nettoyer leurs propres canaux du souvenir. Rappelez-vous, les ossements sont déposés dans un sac de facture très, très, récente, « l’épicière les avait reçus hier. » donc c’est bien pour faire ressortir cette histoire que la personne l’a déposé dans le canal, sachant qu’il serait curé. « Il fallait juste qu’on le trouve aujourd’hui. Mais pourquoi spécialement aujourd’hui ? » Judith Masson joue avec le ruisseau sinueux, le canal droit, boueux, sale, puis vidé, récuré et le désir de quelqu’un, de savoir, de nettoyer le passé du village, que l’eau de la petite rivière torse nettoie les ruelles des souvenirs, le passé des habitants, celui de Phlox, les méandres de leurs souvenirs. « Ces choses-là, c’est comme les carpes, on croit que c’est fini, qu’on n’en parlera plus, et ça revient toujours. On les oublie. Puis voilà que quelqu’un en attrape une. » Le squelette parlera-t-il ? Les villageois se souviennent, s’expliquent « On devrait se parler, plutôt que de tout garder comme ça. » pour retrouver une cohésion. « Il faut que les choses aient un sens, n’importe lequel. Qu’il y ait une histoire autour de ces os, de toi, de Prisque, de chacun de nous, et qu’elle tienne debout. Qu’elle ait un début, une fin. Qu’on la croit vraie. Qu’au besoin on la fabrique. » « Sortir un poisson étourdi de ces eaux, enfin, le tenir à pleines mains, affolé dans le ciel rose, avec ses yeux ronds, sa bouche orange, ses écailles irisées, poisseuses, luisantes, le laisser tourner en rond, un moment dans le vivier, puis le rendre à la rivière, le regarder plonger dans le silence, au bout d’une courbe gracieuse et miroitante qu’il faut bien appeler le bonheur. » Ce dernier paragraphe est un parfait résumé du livre, du cheminement des villageois et de Phlox J’aime les ricochets entre mes lectures. Les villageois, la nuit venue, osent se raconter, comme dans le livre de Gaël Faye, Petit Pays, les hommes dans les estaminets de quartiers. L’importance des origines de Crépuscule du tourment de Leonora Miano trouve un écho ici. « C’est important les origines, C’est passionnant aussi, parfois, comme ces énigmes dans les films qu’il faut résoudre. La réponse se trouve quelque part, il faut savoir la chercher. Ce n’est pas toujours celle qu’on imagine…. Les familles ont leurs petits secrets, n’est-ce pas ? Qui n’en a pas ? car tout ce que l’on ne sait pas « tourne dans nos mémoires comme des carpes dans l’eau profonde ? ». Avec Des carpes et des muets, je suis les méandres de la rivière, je sens les odeurs prégnantes du canal « Par la porte d’entrée restée ouverte, l’odeur du canal montait, plus forte dans la fraicheur de la nuit. », je regarde la vie qui l’entoure. Les dialogues de Judith Masson sont à la fois introspectifs, vifs, courts, les personnages bien campés. La métaphore est belle. Les phrases, très photogéniques, côtoient la poésie. Je comprends pourquoi Lionel-Edouard Martin a aimé des carpes et des muets, c’est un très beau premier roman