Imaginez : vous faites changer la porte de votre appartement. Oui, vous avez décidé d’investir dans une porte blindée. Ça coûte un bras ces petites choses-là… Deux ouvriers arrivent enfin avec votre nouvelle porte. Ils enlèvent l’ancienne, celle qui ne vaut pas un kopeck et disparaissent avec… la porte blindée qui vaut de l’or ? Non ! Avec la vieille, juste bonne à être jetée ! Et vous restez là, ahuri, sur le seuil de votre appartement désormais ouvert au tout-venant, avec une porte blindée aussi rutilante qu’inutile posée contre le mur décrépi de la cage d’escalier…
Eh bien, sachez-le, vous touchez là quelque chose qui relève du non-sens, de l’absurde, de l’irrationnel, peut-être même du mystère, en deux mots, de l’âme russe.
C’est précisément, je crois, ce que Julie Moulin a tenté d’approcher dans « Domovoï », cette fameuse « âme russe » si difficile à cerner sans que nous ayons sans cesse l’impression d’être toujours un peu à côté, fondamentalement étrangers à ce monde assujetti à des années de tsarisme, puis de communisme dont on ne sort pas indemne, loin de là, mais qui ne permettent pas non plus de définir ce qu’est un peuple devenu.
Et cette fameuse et quasi indéfinissable « âme russe », eh bien, j’ai eu le sentiment de la sentir, de la toucher du bout des doigts, tout au long de ce roman que l’on avale d’un trait (comme un p’tit verre de vodka en temps de confinement!) tellement on est pris par ses personnages.
Le sujet en deux mots : Clarisse, étudiante à Sciences-Po, décide de faire un voyage d’études en Russie sur les traces de sa mère, décédée dans un accident. En effet, tout comme elle, la jeune femme est fascinée par ce pays et elle a le sentiment qu’en y séjournant, elle pourrait peut-être mettre des mots sur des silences et des non-dits que son père refuse de dissiper par le moindre début d’explication susceptible de mettre un peu de lumière sur ce que fut cette mère et ce qu’elle vécut lors de ce voyage fondateur.
Clarisse est donc à la recherche de celle dont elle a hérité, corps et esprit, et dont elle ne sait rien ou presque… Et les tâtonnements de Clarisse en proie à cette quête des origines sont extrêmement touchants : on sent à quel point la jeune fille a besoin de combler des vides pour enfin pouvoir tenter de se construire.
Nous lisons en alternance le périple de la mère puis celui de la fille dans ce pays où, malgré les vingt ans séparant les deux époques et les nombreux changements ayant suivi l’ouverture à la société de consommation (qui, paraît-il, rend les gens heureux), on a l’impression que fondamentalement, les choses n’ont pas vraiment changé : pénurie récurrente, logements vétustes, alcoolisme, chômage, misère, machisme, toujours la même débrouille, le même recours à la ruse si l’on veut survivre, à tel point que certains Russes éprouvent même de la nostalgie pour l’ère soviétique !
Bon, ce que nous dit aussi Julie Moulin, c’est que la Russie, on aime ou on n’aime pas. Pas de juste milieu, pas d’eau tiède.
Moscou, objectivement, n’est pas la plus belle ville du monde (oui d’accord, le Kremlin, la Place Rouge etc etc…) Eh bien, Julie Moulin, Clarisse et Anne en sont folles.
Ajoutez-moi sur la liste. Je n’y ai jamais mis les pieds, je vais rattraper ça bien vite. Et je sais que j’aimerai tout là-bas. Je me pâmerai devant les immeubles délabrés, les trottoirs défoncés par le gel, les parcs poussiéreux, les enseignes criardes et les chopes bling-bling à l’effigie de Rambo-Poutine. Je le sais d’avance, le glauque, le terne et le lugubre enchanteront chacune de mes déambulations. J’aime ce pays que je ne connais que par la littérature et aussi peut-être parce qu’il y a fort longtemps, au début du siècle, mon arrière-grand-mère, née Véra Bobrov, quittait la ville de Serpoukhov pour la France…
Si j’ai connu Véra, j’étais bien trop petite pour qu’elle ait pu me transmettre quoi que ce soit… Quant à ma grand-mère, elle est morte tellement jeune que mon propre père et ses frères en ont été privés… Et pourtant, je reste bien persuadée que cette « âme russe » ne m’est pas étrangère… Une part de moi vient de là, d’un pays que je ne connais pas.
Et précisément, Domovoï m’a permis d’y entrer un peu plus, de rencontrer des Maria Grigorevna et des Serioja avec qui j’espère bien, un jour, trinquer et retrinquer et faire quelques pas aussi, du côté de Souzdal peut-être, entre les petites maisons peintes en bois et une jolie forêt sortie tout droit d’un tableau de Chichkine…
En attendant, le très beau texte de Julie Moulin m’a permis de partir en « âme russe », un beau pays dont on ne revient jamais vraiment…
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